Comment la Cémac apprivoise-t-elle la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf) ?
Je tiens à préciser que la plupart des pays de l’Afrique centrale ont signé et ratifié l’instrument juridique qui les lie à la convention. Ils sont engagés juridiquement mais cela ne suffit pas. Il y a un ensemble de processus. Pour dire simplement, la Zlecaf est une zone d’échange continentale, ce qui veut dire que pour y accéder, il faut produire non seulement massivement, mais aussi en qualité. C’est pour cela que nous parlons de transformation structurelle, à travers l’industrialisation, nous allons produire massivement. Maintenant, il faut garantir la qualité, il faut que les obstacles techniques soient évités, que les normes sanitaires et phytosanitaires soient respectées. Il faut que les produits qui entrent dans ce marché soient des produits d’origine Afrique centrale.
Je voudrais dire que le processus continu. En Afrique centrale, nous avons encore beaucoup à faire. Il y a des sous-régions qui sur le plan des échanges, sur le plan de la production de qualité et de la libre circulation des personnes et des biens font mieux que nous. Toutes ces problématiques déclinées sont un appel, pour nous permettre de structurer nos chances pour accéder à ce vaste marché. Notre sous-région peut mieux faire. Nous devons d’abord produire pour nous même dans nos pays respectifs, puis produire dans notre sous-région et ensuite produire pour l’Afrique et pourquoi pas pour le monde. Parce que quand on a la qualité et on est compétitif, évidemment on peut vendre partout où besoin se fait sentir.
Où en sommes-nous avec la question du Franc CFA dans la zone Cémac ?
Je voudrais de manière générale dire que les avancées au niveau de la zone Cémac en matière de CFA sont notables. Parce qu’il y a une grande réflexion qui a été engagée ; les chefs d’État ont demandé à la BEAC (Ndlr Banque des Etats de l’Afrique centrale) de poursuivre la réflexion afin de voir quels sont nos chances, quels sont les risques que nous courons du fait de la sortie éventuelle de la zone Franc, qu’est-ce que nous perdons, quels sont les garanties de compétitivité que nous assure la création éventuelle d’une monnaie qui ne serait plus le CFA. Car c’est cela le plus difficile.
Quel est le message concret que doit retenir le secteur privé relativement au processus de transformation structurelle appelé de tous vos voeux ?
On dira toujours au secteur privé qu’il est le moteur de la croissance. Mais pourquoi le moteur de la croissance ? Tout simplement parce que c’est le secteur privé qui tire l’économie, c’est lui qui anime l’économie. Je voudrais vous dire que ce n’est pas l’État qui doit aller créer des usines. La transformation structurelle dont il est question, à travers l’industrialisation, est dominée par le secteur privé. C’est le secteur privé qui crée les usines, c’est le secteur privé qui transforme, c’est le secteur privé qui empaquette, c’est le secteur privé qui va voir les techniciens de laboratoires. C’est toujours ce même secteur qui commercialise, qui vend. Avez-vous déjà vu un ministère vendre ? Je crois que non, car ces fonctions appartiennent au secteur privé. Ce n’est pas un vain mot, ni un slogan. Il se trouve qu’il y a encore des choses à faire. Il faut des infrastructures (des routes, des chemins de fer etc.), il faut développer le secteur du numérique, l’énergie… Pour que l’usine tourne, il faut l’énergie. Le secteur privé est le moteur de la croissance et l’État doit lui apporter l’accompagnement nécessaire pour qu’il puisse se déployer.
Le défi du secteur privé aujourd’hui est de développer des compétences dans chaque maillon des chaînes de production ; développer des véritables compétences dans la production, dans la transformation, dans les recherches, l’innovation etc., pour qu’il puisse jouer réellement son rôle lorsque l’État aura satisfait aux conditions qui sont les siennes. Si le secteur privé n’est pas en capacité de respecter les normes, il ne pourra pas se déployer et ne pourra pas vendre non plus. Il y a un ensemble d’exigences qu’il doit remplir, à côté de celles d’accompagnement et d’incitation qui relèvent de la compétence du secteur public.
Si les pays d’Afrique centrale produisent sans complémentarité, cela n’engendrera-t-il pas des divergences de compétitivité ?
L’exigence de complémentarité n’exclut pas la compétitivité. Prenons le cas de la production de la viande. Si je produis de la viande comme nos frères du Tchad par exemple, le Cameroun pourrait en transformer les peaux à Maroua, un autre pays peut se spécialiser dans le packaging, un autre dans la commercialisation. Le Tchad produit de la viande -disons la plus excellente dans le monde-, mais cette dernière est restée jusqu’ici seulement au Tchad, parce que sur le plan logistique, on ne pouvait pas l’écouler.
En plus, dans les mentalités, il y a des pays qui préfèrent commander de la viande congelée provenant du Brésil ou de l’Argentine, alors que nous avons de la bonne viande fraîche dans nos pays. Nous pensons, dès lors, qu’associer tout le monde à la chaîne de production de la viande permettrait non seulement de faire entrer dans la sous-région des devises, mais aussi de garantir une souveraineté et une autonomie alimentaire qui nous rendraient complétement indépendants. L’histoire de la viande est un cas d’école qui ne devrait plus arriver.
Je vais prendre une autre anecdote au sujet du poisson. On a des pays qui peuvent produire du poisson en Afrique centrale mais certains préfèrent non seulement une pêche qui est nocive à la durabilité mais aussi un poisson de mauvaise qualité. Alors qu’un pays comme la Guinée équatoriale peut produire du poisson qui peut inonder nos marchés. Une anecdote qui nous a été racontée à Brazzaville lors d’une de nos missions, c’est que nous avons demandé si l’on ne pêche pas le poisson du fleuve Congo. On nous a répondu par la négative. Et lorsque nous avons interrogé sur les raisons de cette situation, on nous a répondu qu’il y a tellement de poissons dans ce fleuve que le poisson y meurt de vieillesse. Vous imaginez que « le poisson meurt de vieillesse » dans le fleuve Congo alors que nous mangeons tout et n’importe quoi en termes de poisson dans nos pays ! Cela nous fait croire que la transformation est d’abord dans nos mentalités. Il faut qu’on apprenne à manger ensemble en Afrique centrale. Les chaînes de valeur veulent dire, en terme trivial, « manger ensemble ». Ce qui veut dire que chacun apporte sa part de nourriture sur la table afin qu’on observe la diversification des avantages comparatifs. Quand on aura compris cela, l’Afrique centrale prendra sa souveraineté sur le plan alimentaire, sous une forme de grand programme de sécurité alimentaire où on pourra développer des gains d’efficience à travers des compétences à développer dans chaque maillon de diverses chaines de valeurs.
Si vous produisez du manioc et vous ne pouvez pas créer la petite usine qui le transforme, vous êtes bloqué. Si vous voulez produire du manioc et vous ne pouvez pas développer vous-mêmes les intrants qui vous permettent d’améliorer la production, vous serez bloqué malgré votre volonté. Donc il y a une réflexion qui nous immerge de bout en bout de la chaîne et qui s’appelle aussi transformation structurelle ; Il ne s’agit pas simplement du produit fini que nous voyons, cette transformation commence d’abord par notre tête, par notre esprit. Nous devons incessamment créer de l’innovation qui permette de développer nos productions.
Propos recueillis par Claude Tadjon et Leonel Douniya (Stagiaire)