Les nouvelles autorités de Dakar n’ont pas attendu l’expiration, fin 2025, de l’accord thonier reconduit tacitement en 2020 par le Sénégal et l’Union européenne (UE), pour relancer le débat sur la souveraineté des eaux maritimes de ce pays ouest africain, théâtre d’activités de surexploitation illégales, de pillage systématique des ressources halieutiques par la flottille de certaines puissances industrielles au détriment de la population locale, dont les besoins alimentaires, et notamment en protéine animale, croissent pourtant d’année en année.
Aussitôt investi, début avril dernier, le nouveau chef de l’Etat, Bassirou Diomaye Faye avait réitéré son intention de revoir les différents accords liant son pays à ses partenaires européens en matière de pêche. L’accord thonier de 2014 comprend un volet relatif aux poissons dits démersaux (merlu noir). 35 ans auparavant, le tout premier accord de pêche avait été signé par le premier président sénégalais, Léopold Sédar Senghor (1960-1980), et la Communauté économique européenne (CEE), ancêtre de l’Union européenne. C’était en 1979.
Conclu en 2014 pour une durée initiale de cinq ans, l’accord thonier a tacitement été reconduit en 2020, conformément aux clauses. Il autorise les pays de l’Union européenne à déployer dans les eaux territoriales du Sénégal
jusqu’à 28 thoniers congélateurs, 10 canneurs (bateaux utilisant des cannes à pêche) et 5 palangriers (type de filet) d’Espagne, de Portugal et de France, pour un tonnage de référence de 10 000 tonnes de thon par an et 1700 tonnes de merlus noirs (pour deux navires espagnols),
écrit le média français TV5 Monde sur son site web.
La pêche locale toujours sous-développée malgré les promesses de soutien
L’accord de 1979 autorisait les navires de la CEE à pêcher dans les eaux territoriales exclusives du Sénégal. Les pays de cet espace économique avaient ainsi accès à une plus large variété de ressources halieutiques. En contrepartie, la partie européenne prenait l’engagement de soutenir financièrement le développement des infrastructures portuaires et du secteur de la pêche du Sénégal. C’est dans cette perspective que l’UE a mis en place, au cours des années 2000, des programmes de soutien à la pêche artisanale en Casamance, au Sud du pays, et sur la Petite Côte, dans le Centre.
Une enveloppe de 3 millions d’euros avait été versée au Sénégal par l’organisation communautaire du vieux continent en guise de compensation. Une « aide » jugée très peu significative par le nouvel Exécutif qui a pris ses fonctions à Dakar depuis début mai, vu le poids réel de la pêche dans l’économie sénégalaise.
En effet, le poisson est l’un des principaux produits d’exportation du Sénégal. Ce produit représentait 10,2% des exportations du pays en 2021 et a rapporté à l’Etat, la même année, des recettes évaluées à 200 millions de dollars. La pêche contribue à hauteur de 12% au PIB du secteur primaire et à 3,2% au PIB national.
Au Sénégal, la pêche emploie 600 000 personnes soit 17% de la population active
Ces données sont d’actualité en 2023. La pêche procure 53 000 emplois directs et 600 000 emplois indirects, elle occupe donc 15 à 17% de la population active du pays. Le Sénégal possède 72% du parc piroguiers de la sous-région, avec un taux de motorisation de 85%. En 2021, le pays de la Téranga comptait 25 000 embarcations immatriculées pour la pêche artisanale.
Avec une production nationale moyenne de 450 000 tonnes de poissons, enregistrée entre 2018 et 2023, le Sénégal est classé deuxième dans la région ouest-africaine, derrière le Nigeria, qui produit chaque année 530 000 tonnes. Une production nigériane qui est en baisse, comparée aux 552000 tonnes de poisson débarquées en 2006.
L’année 2019 est celle des records au Sénégal : la production a atteint le pic de 566 693 tonnes, dont 80% provenant de la pêche artisanale. Pour une valeur commerciale estimée à 433,4 millions USD (263 milliards de francs CFA). La même année, le Sénégal a exporté du poisson pour une valeur de 484,4 millions USD (294 milliards de francs CFA) contre 402,1 millions USD (244,16 milliards de francs CFA) en 2018.
Trois ans plus tôt, en 2016, le volume de la production était de 487 435 tonnes, dont 397 871 tonnes de poissons issus de la pêche artisanale et 89 564 tonnes pêchées avec l’usage des moyens industriels, pour une valeur globale estimée à 296,6 millions USD (180 milliards de francs CFA).
A l’échelle du continent, le Sénégal est 4e derrière le Maroc, l’Afrique du Sud, le Nigeria, et loin devant les pays de l’Afrique centrale, dont le premier producteur, en l’occurrence la République démocratique du Congo (RDC), ne figure qu’au 10e rang du classement africain. D’autres pays de la sous-région suivent, à l’instar de l”Angola et du Cameroun. Mais leur production demeure très faible.
Des sociétés mixtes et de chalutiers étrangers utilisant des prête-noms
Cependant, les Etats peinent à tirer un profit optimal des activités de pêche dans les eaux poissonneuses du Golfe de Guinée et au-delà. Outre la pression exercée par l’homme sur l’écosystème marin à l’échelle planétaire, avec pour corollaire la raréfaction des poissons, la filière est gangrenée par les activités illégales qui privent les Etats et leur population d’une bonne partie de cette source de protéines.
L’ONG Greenpeace n’a eu de cesse de tirer la sonnette d’alarme sur cette situation critique. Ainsi, dans un rapport daté de mars 2017, l’organisation Frontiers in Marine Science souligne que,
en deux mois, Greenpeace et les représentants de la zone ont inspecté 37 bateaux de pêche suspects et relèvent 11 infractions.
Entre 2010 et 2015, la production résultant de la pêche illégale dans les eaux sénégalaises est estimée à 261 000 tonnes de poissons par an. Un énorme manque à gagner pour l’Etat.
Selon le protocole de 2014, les navires européens ont l’obligation d’embarquer des marins sénégalais (50% de l’équipage au moins). Pour contourner cette loi sénégalaise, des propriétaires de navires de pêche de nationalité étrangère opèrent dans les eaux territoriales du Sénégal sous des prête-noms. L’astuce pour se faire délivrer une licence de pêche est simple : la société mixte (car constituée de capitaux étrangers et nationaux, du moins dans le principe), ainsi constituée pour exploiter le bateau de pêche, est enregistrée au nom d’un citoyen du terroir. Pourtant dans les faits, elle est contrôlée par les étrangers, détenteurs du capital majoritaire.
Outre les Européens, les Chinois, mais aussi les Turcs et les Russes excellent dans ces pratiques de pêche irresponsables. Greenpeace Afrique estime que les armateurs chinois représentent 20% des chalutiers qui exploitent les eaux sénégalaises. L’ONG affirme y avoir identifié quatre bateaux-usines rien qu’en 2020.
A chaque fois qu’on est en mer, on voit des Chinois dans des bateaux de pêche. Le Sénégal et la Chine n’ont pas d’accord de pêche. Donc nous avons toujours soupçonné qu’il y ait des prête-noms dans ces bateaux,
affirme un acteur de la filière cité par RFI. A bord de leurs chalutiers, ces pêcheurs industriels raflent les petits poissons dont les sardines et les anchois, qui contribuent à la nutrition de la population locale. Selon Greenpeace, 500 000 tonnes de petits poissons ont été capturés au large du Sénégal, de la Gambie et de la Mauritanie rien qu’en 2019. Ils sont transformés en farines et en huiles.
Près de deux milliards USD de ressources halieutiques perdues chaque année
Dans ce contexte, la plupart des pêcheurs artisanaux sont obligés de sortir de la zone réservée à ce type de pêche, à leurs risques et périls : des « morts en mer » sont fréquentes. Par ailleurs, le poisson est devenu un luxe pour le consommateur local. Au Sénégal, le prix de la sardinelle plate a doublé entre 2015 et 2022. Le chômage provoqué par ce conflit entre la pêche artisanale et la pêche industrielle a causé ces dernières années, une vague incontrôlable d’immigrations clandestines des jeunes, dont beaucoup périssent en mer.
S’attaquer à la pêche illégale est une de nos principales priorités actuellement à cause des bénéfices que cela peut avoir pour nos économies et pour la sécurité alimentaire,
déclarait en mars 2023, Istifanus Albara, officier de la marine nigériane et directeur du Centre régional de sécurité maritime de l’Afrique de l’Ouest. C’était à Brest en France, à l’occasion d’une rencontre réunissant des officiers de marine des Etats riverains du Golfe de Guinée et la marine française en vue d’harmoniser la coopération entre les deux parties.
On estime qu’entre 40 et 50% des captures de pêche sont faites dans un cadre illégal soit un à deux milliards de dollars de ressources perdues par an,
déclarait pour sa part, le vice-amiral d’escadre Olivier Lebas, commandant de la zone maritime Atlantique pour la marine française. D’autres sources affirment que l’Afrique de l’Ouest à elle seule a un manque à gagner annuel estimé à 10 milliards de dollars du fait de la pêche illégale.
Les pêcheurs locaux ont de plus en plus de mal à vivre de leur pêche. Ils prennent de plus en plus de risques, sont obligés d’aller plus loin car la ressource se tarit, avec des bateaux pas forcément adaptés,
déplorait encore l’officier français à la même occasion.
L’urgence de renégocier les accords de pêche caducs
Le 6 mai dernier, le ministre sénégalais de la Pêche a donné le ton en publiant la liste de 151 navires de pêche opérant dans les eaux maritimes du Sénégal. Si seuls 19 bateaux ont été recensés comme appartenant à des étrangers, il demeure tout de même curieux que les équipages de tous les 132 autres bateaux appartenant supposément à des Sénégalais, aient tous pour équipages des expatriés.
La publication de la liste des navires ayant un agrément valide entre le 1er janvier et le 31 décembre, participe de la volonté de l’actuel régime de montrer patte blanche. Elle est une réponse aux acteurs de la filière qui en avaient exprimé la demande pendant la campagne en vue de la dernière élection présidentielle.
Le président Diomaye Faye envisage de réserver les 12 premiers milles marins (environ 20 km depuis le Littoral), uniquement à la pêche artisanale et éloigner ainsi la pêche industrielle. C’est l’une des mesures préconisées pour permettre la reconstitution de la ressource halieutique parmi tant d’autres, à l’instar de l’interdiction de l’utilisation de jet-skis responsables de pollutions marines.
Aliou Ba, le chargé de campagne à Greenpeace, salue l’initiative des autorités sénégalaises mais pense qu’elles doivent aller plus loin dans cette démarche de transparence. Pour lui, il faut
encourager l’Etat du Sénégal à investir beaucoup plus dans les surveillances maritimes, pour éliminer tout ce qui est pêche irrégulière.