Le Rwanda mise désormais aussi par le cuir pour booster son industrialisation. Après la finance ; le tourisme ; les TIC et l’agroalimentaire, Kigali met le cap sur la transformation des peaux animales. Un projet stratégique est en cours dans le district de Bugesera : sur un site de 20 hectares, un parc industriel entièrement dédié au cuir doit voir le jour d’ici 2027. À pleine capacité, il ambitionne de produire 9 millions de pieds carrés de cuir par an, avec une orientation affirmée vers l’exportation et l’approvisionnement du marché local.
Ce projet marque une accélération forte dans la politique de création de valeur prônée par le président, Paul Kagame. « Nous voulons transformer nos matières premières localement, générer plus d’emplois qualifiés et devenir moins dépendants des importations », a souligné Prudence Sebahizi, ministre du Commerce et de l’Industrie, au micro de The New Times. Un discours qui s’inscrit dans une vision claire : doubler la part du secteur manufacturier dans le PIB, d’ici 2035, passant de 17 % à plus de 34 %, selon le Plan national de transformation économique.
Aujourd’hui, moins de 5% des peaux animales rwandaises sont transformées localement, via une unique tannerie située à Huye. Le reste ? Majoritairement exporté à faible valeur ajoutée ou tout simplement perdu. Avec ce projet, le Rwanda vise aussi à porter la production nationale de peaux à 48 000 tonnes par an, d’ici 2030, contre 6 000 tonnes actuellement, selon le ministère de l’Industrie et du Commerce. L’enjeu est donc considérable.
D’après les projections officielles, l’industrie du cuir pourrait générer jusqu’à 430 millions de dollars de recettes annuelles, contre à peine 3 millions de dollars aujourd’hui. Cette croissance permettrait non seulement de mieux rémunérer les éleveurs, mais aussi, de positionner Kigali comme un hub régional de transformation. Selon les analystes, la mise en place rapide de stations de traitement des effluents est indispensable. La transformation du cuir exige des compétences spécifiques en chimie, en finition et en contrôle qualité. Or, le Rwanda, malgré ses investissements massifs dans l’éducation, manque encore d’experts dans ces domaines industriels de niche.
Ces experts pensent également que, l’attraction d’investisseurs expérimentés dans la chaîne de valeur cuir reste un impératif. Kigali ne peut porter seul le développement de ce secteur. Il lui faut attirer des partenaires privés capables non seulement d’apporter des capitaux, mais aussi des technologies de traitement modernes, des réseaux de distribution internationaux et une expertise reconnue sur les marchés du cuir haut de gamme.
Le marché africain du cuir en pleine mutation
Le Rwanda n’est pas seul à convoiter le marché mondial du cuir. En Afrique, plusieurs pays misent déjà sur ce secteur pour booster leurs économies. L’Éthiopie, par exemple, est devenue en 2023 l’un des principaux exportateurs africains de cuir semi-fini vers l’Europe et l’Asie. Grâce à une politique d’investissements publics massifs dans ses tanneries, le pays a généré des recettes dépassant 125 millions de dollars, selon Trade Data Monitor. L’État éthiopien a également favorisé la création de parcs industriels spécialisés, renforçant ainsi sa compétitivité régionale.
Le Kenya n’est pas en reste. Engagé dans un vaste plan de modernisation de ses infrastructures industrielles, il a investi plusieurs dizaines de millions de dollars pour revitaliser ses tanneries historiques situées à Athi River. Nairobi ambitionne d’atteindre le milliard de dollars d’exportations de cuir, d’ici 2030, selon le Président du Kenya, S.E. le Dr William S. Ruto, en misant sur une qualité supérieure et des marques locales de maroquinerie à forte valeur ajoutée. Le Nigéria, de son côté, relance son industrie du cuir à Kano, ville autrefois célèbre pour son savoir-faire artisanal.
Soutenue par des fonds publics et privés, cette renaissance s’appuie sur la valorisation du cuir traditionnel, combiné aux nouvelles technologies de traitement pour conquérir aussi bien les marchés locaux que régionaux. Dans ce contexte, la concurrence régionale est rude, et le Rwanda doit impérativement se différencier. Pourtant, la dynamique du marché est prometteuse. Selon le cabinet Research and Markets, le marché mondial du cuir devrait atteindre 626 milliards de dollars, d’ici 2030, soutenu par une demande croissante en produits durables et haut de gamme. L’Afrique, riche de 15% du cheptel mondial, est idéalement placée pour devenir un acteur clé, même si elle ne représente aujourd’hui que 4 % de la valeur ajoutée mondiale.
Une stratégie industrielle articulée autour de la valeur ajoutée
Contrairement à d’autres pays qui continuent d’exporter leurs peaux brutes, le Rwanda adopte une approche fondamentalement différente en misant sur la montée en gamme. L’objectif est de produire du cuir fini respectant les standards européens et asiatiques, destinés à la maroquinerie de luxe, à l’ameublement haut de gamme ou encore à l’industrie automobile. Parallèlement, Kigali travaille sur la certification qualité.
L’obtention de labels internationaux tels que ISO 9001 pour la qualité ou ISO 14001 pour le respect environnemental est vue comme un passeport obligatoire pour pénétrer les marchés premium. Le Rwanda veut ainsi garantir la traçabilité, la durabilité et la conformité de ses produits, atouts majeurs pour séduire les grands acheteurs internationaux. Par ailleurs, la diversification des débouchés constitue un axe stratégique.
Le futur parc industriel intégrera non seulement des unités de tannage, mais aussi, des ateliers de fabrication de chaussures, de ceintures, de sacs et d’articles d’ameublement en cuir. Cette diversification vise à maximiser la création de valeur locale, à soutenir l’entrepreneuriat et à positionner Kigali comme un centre de production complet, de la matière première au produit fini.
Un pari audacieux aux multiples enjeux
L’un des premiers obstacles est la faiblesse actuelle du cheptel bovin. Avec seulement 1,4 million de têtes de bétail, selon la FAO, le Rwanda dispose d’une base de production limitée. Les experts affirment que l’amélioration de la qualité des peaux passera nécessairement par une meilleure gestion zootechnique, incluant des soins vétérinaires renforcés et une réduction des cicatrices et infections cutanées sur les animaux. Un autre défi majeur est la mise en place d’un cadre réglementaire attractif pour les investisseurs étrangers.
Kigali planche déjà sur une réforme de son code d’investissement, avec à la clé, des exonérations fiscales, des facilités administratives et des garanties de rapatriement des bénéfices. Mais, selon ces analystes, il faudra également simplifier les procédures d’enregistrement des entreprises et protéger efficacement la propriété industrielle. En outre, le respect des normes environnementales sera déterminant. La clientèle internationale est de plus en plus attentive aux procédés de production respectueux de l’environnement.
Le Rwanda devra ainsi investir massivement dans des technologies de tannage écologiques, telles que le tannage végétal, et assurer un contrôle strict des rejets chimiques pour conserver sa crédibilité écologique. Pour surmonter ces défis, Kigali mise sur des partenariats stratégiques. Des discussions avancées sont en cours avec l’Organisation des Nations unies pour le développement industriel (ONUDI), pour bénéficier d’un appui technique dans la modernisation des procédés de traitement et dans la formation de la main-d’œuvre.
À travers son ambition de bâtir une industrie du cuir forte et moderne, le Rwanda confirme sa volonté de changer de cap économique : passer d’une économie d’exportation de matières premières à celle de création de valeur locale. Le projet de Bugesera s’inscrit dans une stratégie plus large de souveraineté industrielle et d’intégration régionale, via la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf).