Qu’est-ce que la sortie de la CEDEAO du Niger, Mali et du Burkina Faso, appartenant désormais à l’Alliance des États du Sahel, peut avoir comme impact économique pour eux-mêmes d’une part, et d’autre part pour les autres pays sous-région Ouest-africaine ?
Les Africains de l’Afrique de l’Ouest avaient mis un grand espoir dans la Communauté Économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), et sa vocation à renforcer l’intégration économique africaine. La sortie des pays de l’AES de la CEDEAO, constitue un échec pour la sous-région. Lorsqu’on a créé initialement la CEDEAO en 1975 à Lagos, elle avait pour mandat d’aller au-delà des clivages politiques, économiques et linguistiques pour promouvoir l’intégration de l’ensemble de la sous-région.
Lorsqu’on regarde ses résultats de 1975 à maintenant, on se rend compte que par rapport aux objectifs d’intégration régionale, c’est un échec. Parce que les échanges inter-régionaux ne représentent qu’à peine 9 à 10% en termes d’importation et d’exportation des pays membres, les uns par rapport aux autres. L’essentiel des échanges demeurent informels. Par rapport à cela, je prends un ensemble comme l’Union Européenne où les échanges intra-européens représentent 60%, c’est-à-dire, même si le reste du monde est en crise, les pays de l’UE peuvent s’assurer que 60% de leur commerce, c’est entre eux, donc il y a une création de richesses qui renforce la prospérité entre pays membres.
Ça n’a pas été le cas au niveau de la CEDEAO, qui malheureusement à mon avis, s’est éloigné de sa mission initiale pour se lancer dans les batailles qui n’étaient pas les siennes. Il y a eu des thématiques poussées par des puissances non régionales qui ont amené la CEDEAO à intégrer la charte de la démocratie qui voulait forcer les pays membres à vite organiser les élections pour retrouver le jeu démocratique. Pendant ce temps, la CEDEAO n’a pas été là lorsque ces pays ont été confrontés à des enjeux sécuritaires (terroristes), lorsque certains chefs d’État ont fait des coups d’État institutionnels.
C’est là où il y a eu un divorce entre la CEDEAO et les peuples de la sous-région. Maintenant en termes d’impact direct, selon l’accord qui a été trouvé, il y a eu un dispositif transitoire, qui permet aux ressortissants des pays de l’AES qui vivent dans les pays de la sous-région de continuer à bénéficier des avantages liés aux statuts de la CEDEAO. La deuxième chose, au niveau de la libre circulation des biens et des services, il y a un dispositif transitoire qui permet aux pays membres de ne pas perdre ces avantages dans l’immédiat. En parallèle, on va engager des discussions entre les membres de l’AES et la CEDEAO pour voir comment il y aura une sortie mieux organisée.
Ces trois pays avaient même envisagé la sortie du franc CFA. Ont-ils vraiment les moyens de le faire ? Quelles en seraient conséquences si cela était effectif ?
Il y a deux problématiques. Il y a la problématique de la CEDEAO, mais il y a également la problématique du FCFA à travers l’UEMOA et la BCEAO. C’est deux problèmes parallèles. Par rapport à la CEDEAO, je crois qu’il y a un dialogue dessus, parce que d’une part, la CEDEAO leur a accordé un délai de grâce pour revenir sur leur décision. D’autre part, on voit des Etats qui sont déterminés à constituer une Alliance en rupture avec la CEDEAO. En clair, il y a une volonté politique de construire une Alliance plus poussée que celle que la CEDEAO avait.
Par exemple, sur le plan politique, les trois pays sont confrontés aux mêmes défis. C’est-à-dire, la CEDEAO leur demande de vite organiser la transition et remettre le pouvoir aux civils. Or, ils estiment que le travail de stabilisation des institutions à faire est long et qu’ils veulent avoir plus de temps. Face à ces défis, ils ont décidé de se passer des injonctions de la CEDEAO sur ce plan, pour retrouver une autonomie politique. Le deuxième niveau, c’est que, sur le plan sécuritaire, ils ont décidé d’avoir une alliance militaire à trois, pour combattre le terrorisme, avec l’aide de certaines puissances étrangères. Le troisième niveau d’intégration poussée où ils sont en train d’aller, ils ont décidé d’avoir une banque de développement commune, mais aussi des passeports biométriques communs. On voit des puissances qui sont en train d’aller dans une direction d’intégration beaucoup plus poussée que l’alliance molle qu’l y avait dans la CEDEAO.
Concrètement, peuvent-ils sortir de la zone FCFA?
On ne peut pas sortir de la CEDEAO et rester dans l’UEMOA et dans la BCEAO et donc du FCFA. Je m’explique. C’est comme un pays qui a des problèmes avec l’Occident, et qui décide de faire partir de la Banque américaine et laisse la Banque française, par ce que les deux combinent. Si vous sortez uniquement de la CEDEAO qui est une alliance beaucoup plus large, si vous restez dans la BCEAO et l’UEMOA, dans le franc CFA, ce que vous avez refusé sur la piste de la CEDEAO, on va vous l’imposer au niveau de l’UEMOA et de la CEDEAO. Je prends des exemples concrets, nos institutions régionales sont devenues des institutions étrangères.
Si le Mali, le Niger et le Burkina Faso décident de quitter la CEDEAO et restent dans la BCEAO et l’UEMOA où ils ont l’obligation de mettre leurs réserves de change, c’est-à-dire, l’argent qu’ils gagnent dans le commerce international, ils doivent mettre dans la banque centrale pour soutenir le CFA. S’ils ont les problèmes avec la France et les États-Unis, on demande de bloquer leurs avoirs, est-ce que sortir de la CEDEAO va les aider ? C’est dire que s’ils sortent de la CEDEAO, ils doivent sortir de l’alliance plus stricte, plus formalisée de la BCEAO, puis de l’UEMOA qui est l’équivalent de la CEMAC. S’ils ne le font pas, ça veut dire que le geste qu’ils ont fait au niveau de la CEDEAO n’aura pas d’effet. Ils doivent aller dans une direction où, après la sortie de la CEDEAO, ils doivent commencer à réfléchir par rapport à l’UEMOA.
Mais l’alliance qu’ils sont en train de créer au niveau de l’AES peut avoir des liens aussi solides que ceux qu’ils avaient dans l’UEMOA. Maintenant, il y a la question monétaire qui se pose, où ils devront faire le choix. Il faut une synchronisation entre les différents instruments. Donc, s’ils sont logiques, ils devront aller jusqu’au bout. Ça veut dire que la BCEAO va perdre une partie des réserves, ça veut dire que le franc CFA de l’Afrique de l’Ouest n’aura plus la capacité de conserver la parité qu’il a maintenant par rapport à l’Euro.
Avant la création de l’AES, le Niger avait déjà fermé sa frontière avec le Benin qui lui offrait la principale connexion économique au reste du monde. Est-ce vraiment sans conséquences, quand on imagine l’importance stratégique du port de Cotonou dans l’importation des produits pour le Niger ?
À ce niveau, je pense que le Bénin est le pays qui perd le plus à entrer dans une guerre commerciale ou en conflit avec les pays de l’hinterland. J’ai été chef de mission de la Banque mondiale au Bénin, j’ai travaillé sur le Niger aussi. Et lorsque je vois le port de Cotonou, le Bénin a un marché intérieur très petit, mais il a la chance d’avoir une position stratégique qui permet au Bénin d’utiliser son port par rapport au marché Nigérian, et par rapport aux pays de l’hinterland, à savoir : le Niger, le Burkina-Faso. En termes de perte de recettes, si le Bénin est en conflit avec ce pays, il ne reste que le Nigeria. Or, le port du Bénin joue un rôle majeur dans la croissance économique du pays, et il a été construit pour exploiter le marché plus large de la sous-région. Il serait suicidaire pour le Bénin d’entrer en conflit ouvert avec ses pays voisins. Et moi, en tant qu’africain, je souhaite que ce type de différends soient réglés le plutôt possible.
La création et la mise en œuvre de l’AES répondent-elles à des enjeux économiques, ou tout simplement, une volonté d’émancipation politique. Bref, que gagnent effectivement les pays de l’AES à sortir de la CEDEAO ?
Il y a plusieurs enjeux dans la décision des États du Sahel à créer leur propre alliance. Sur le plan géostratégique, on a un problème dans les ensembles sous régionaux d’Afrique. Qu’il s’agisse de la CEDEAO, de l’UEOMOA, de la CEMAC, et même de l’Union Africaine, nous avons créé des institutions qui ne sont pas au service de l’Afrique. Ces institutions sont instrumentalisées par les grandes puissances pour passer leurs messages et leurs intérêts à travers nos ensembles sous régionaux. Lorsqu’il y a eu des coups d’État dans ces trois pays, la CEDEAO qui était silencieuse face aux enjeux sécuritaires et de corruption de ces pays s’est levée du jour au lendemain pour dire je vais chasser les régimes de ces pays.
Donc, c’était le premier point de divergence, le deuxième point, c’est sur le plan économique. L’intégration africaine se fait plus par le mouvement de groupes de personnes que par les réglementations mises en place. Il y a une déconnexion entre le travail de la CEDEAO, et ce qui se passe sur le terrain. Beaucoup de choses se passent de manière informelle. Par rapport à la charte de la CEDEAO, on a dit intégration aux niveaux agricole, industriel et des politiques énergétique. Pourtant, on n’a pas vu de grands projets. Ce que je dis de la CEDEAO est valable en Afrique centrale. Par rapport à ce deuxième enjeu, l’intégration économique, la CEDEAO a échoué. De manière concrète, les trois pays de l’AES veulent avoir une alliance plus étroite au niveau économique. Ils viennent de créer une banque commune pour financer leurs projets. Si on veut une meilleure intégration dans nos pays, il faut des politiques intégrées. En bref, il faut dire que l’AES ne se sentait pas à l’aise dans le dispositif actuel en termes d’autonomie politique, même en termes de politique économique et même par rapport aux problèmes sécuritaires.
Quelles conséquences la réintégration des barrières douanières au sein de la sous-région Ouest africaine, qui était pourtant présentée comme un modèle en matière d’intégration sous régionale en Afrique, peut-elle avoir sur la mise en œuvre de la zone de libre-échange continentale africaine par exemple ?
C’est une expérience extraordinaire aujourd’hui, de voir l’AES émerger. Le message, c’est que les Africains doivent reprendre une autonomie intellectuelle et stratégique pour développer leur propre système d’intégration régionale. Ce que je vois aujourd’hui, qu’il s’agisse de la CEDEAO, de la CEMAC, de l’Union africaine, je ne suis pas satisfait de la manière dont l’intégration régionale est menée. C’est-à-dire que les africains s’asseyent, et puis un jour, la Banque mondiale arrive, le FMI arrive, on dit adoptez tel texte, ils les adoptent. Ils sont devenus des instruments des puissantes étrangères.
Or, nous sommes dans une phase où depuis la fin de l’esclavage, l’Afrique a une opportunité aujourd’hui qu’on n’a jamais vue. Nous serons l’un des principaux marchés demain, ,1 milliard 500 millions d’habitants en 2050. On doit comprendre que nous sommes en compétition avec d’autres continents. En termes d’intégration régionale, il est inadmissible que l’Union africaine continue à copier l’Union Européenne qui est en faillite. Il est inadmissible que nos institutions sous régionales répondent aux injonctions du FMI et de la Banque mondiale. On doit s’asseoir pour savoir où est ce qu’on on veut aller, et faire de l’intégration régionale au bénéfice de nos populations et de nos entreprises. On ne peut pas développer l’Afrique avec uniquement des entreprises étrangères, ce n’est arrivé dans aucun pays au monde. Ça veut que dire la manière dont le marché unique est construit aujourd’hui, les africains sont en train de gâcher le dividende économique qu’ils ont eu.
Dans tous les autres continents, lorsqu’il y a eu croissance démographique, ça alimenté la croissance économique et la prospérité. Si on fait le marché africain comme nous sommes en train de le faire, on aura un deuxième Accord de partenariat Économique où les Camerounais, les ivoiriens, les sénégalais, etc., consomment ici, pour créer des emplois en Europe. Ce n’est pas ce dont l’Afrique a besoin.
Pensez-vous que les récentes mesures prises par Donal Trump sur les droits de douane, puissent avoir un impact sur le marché de la ZLECAF?
Le message qu’on doit comprendre aujourd’hui, c’est que le monde qu’on a connu ces 40 dernières années est en train de prendre fin. Avant, il y avait des acteurs de la mondialisation qui disaient à chaque pays, ne produisez pas ce dont vous avez besoin, vous pouvez importer dans d’autres pays, en plus il y a des bailleurs de fonds, des multinationales. C’est un système qui a appauvri le pays. Et j’avais écrit dans un de mes ouvrages que lorsque les effets négatifs de la mondialisation font commencer à se faire ressentir au niveau de la classe moyenne occidentale, il y aura une révolte contre la mondialisation. Comme ils ont commencé à perdre des emplois, c’est cette révolte populaire qui amène Trump au pouvoir. Le courant de Trump dit que chaque pays doit s’occuper de ses problèmes.
L’Afrique ne produit pas grand-chose. Le lien que nous avons avec les États-Unis, c’est à travers l’AGOA. Les mesures commerciales de Trump ne concernent pas l’Afrique. Le deuxième point, il est en train de vouloir retirer l’aide aux pays en voie de développement. Et, c’est une bonne idée, par ce que l’Afrique doit sortir de la dépendance de l’aide. Et le dernier message que Trump envoie aux Africains, c’est que chaque pays doit s’organiser pour avoir une souveraineté industrielle. Les africains doivent retrouver une autonomie de réflexion stratégique pour dire, qui sommes-nous, qu’est-ce qu’on veut faire de nos pays ? Que devons-nous mettre en œuvre comme politique ? Tous ceux qui sont dans les programmes du FMI, commencez à réfléchir de manière plus ouverte.