C’est une tradition qui a débuté en 2020, qui devra se poursuivre l’année prochaine (2025) et qui est appelée à se perpétuer. Tous les trois ans, le ministère camerounais des Finances procède au reclassement des entités publiques (entreprises et établissements publics) dans les cinq catégories existantes en fonction de leur performance et notamment le chiffre d’affaires produit par chacune de ces entités pendant trois ans.
L’initiative en soi louable est en conformité avec deux lois adoptés le 12 juillet 2017 et deux autres décrets signés le 19 juin 2019, fixant entre autres les catégories d’établissements publics, les rémunérations, les indemnités et les avantages de leurs dirigeants. C’est en vertu de ce cadre légal que le ministère des Finances a réalisé le premier classement en 2020 (loi du 04 mai) et le second en 2023 (loi du 1er janvier).
Si cette initiative a pour ambition d’encourager la culture de la performance au sein des entités étatiques camerounaises, force est de constater, cependant, que la plupart de ces structures de l’Etat peinent à renouer avec la performance, comme le souligne pour le déplorer, le Professeur Viviane Ondoua Biwole, dans un rapport d’analyse des données issues du classement effectué en 2020 et du dernier reclassement, qui remonte à 2023.
Le travail laborieux de l’experte en management déplore les contre-performances quasi endémiques voire chroniques des entités dont l’Etat détient le portefeuille. Pourtant, le même État ne manifeste pas la moindre volonté de s’en départir, préférant maintenir ces entités budgétivores dans son portefeuille. Ce qui s’apparente à l’apologie de la contre-performance tant décriée. D’où la pertinence du rapport de l’universitaire camerounaise.
L’objectif de la présente analyse est de démontrer que l’Etat mobilise assez de moyens financiers pour la rémunération des dirigeants des entités publiques dont les performances restent malheureusement en-deçà des attentes,
précise-t-elle dès l’entame de son rapport d’analyse.
Au total, ce sont 81,8 millions de dollars (48,4 milliards de francs CFA) qui ont été mobilisés entre 2020 et 2024 pour payer les salaires des dirigeants sociaux (directeurs généraux, directeurs généraux adjoints et présidents de conseil d’administration) des 37 entreprises et 75 établissements publics classés. Soit 42,7 millions USD (25,3 milliards FCFA) pour les entreprises et 39,08 millions USD (23,1 milliards CFA) pour les établissements publics.
43 PCA au mandat échu font perdre à l’Etat 329,4 millions USD soit 195 milliards de F CFA
C’est depuis quelques mois que le Professeur Viviane Ondoua Biwole déplore la situation de 43 présidents de conseil d’administration (PCA) des entités publiques occupant illégalement leurs fonctions, leur mandat étant échu depuis juillet 2023. Pourtant, au moment où le rapport de l’experte est rendu public, ces dirigeants continuent de percevoir indûment des salaires pour un montant global de 1,07 million USD, soit 634 millions FCFA, répartis comme suit : 549 028 dollars (325 millions FCFA) pour les entreprises et 521 998 USD (309 millions FCFA) pour les établissements publics.
Ces dirigeants au mandat caduc ont fait perdre à l’État 329,4 millions USD (195 milliards FCFA). Soit 295,6 millions USD (175 milliards FCFA) engloutis illégalement par des PCA d’entreprises et 33,7 millions USD (20 milliards FCFA) perçus par leurs homologues d’établissements publics en situation d’illégalité. Cette situation fait dire au professeur Viviane Ondoua Biwole que :
L’Etat dépense inutilement en payant les salaires des dirigeants sociaux contre performants, car ayant dégradé la valeur des entreprises (caractérisées par la baisse de la catégorie) et ceux qui sont peu performants avec les entreprises qui ont stagné (…) Cette attitude qui consiste à rémunérer la contre-performance est contraire aux exigences de bonne gouvernance et de République exemplaire dont le Cameroun se prévaut (…)
S’agissant justement des entités qui ont fait du surplace, l’experte en dénombre 21 dans les catégories 2, 3, 4 et 5. On peut citer ici, dans les catégories 2 et 3, la Cameroon Development Corporation (CDC), les Aéroports du Cameroun (ADC), la Cameroon Water Utilities Corporation (Camwater), le Port autonome de Kribi (PAK) ou la Société camerounaise des dépôts pétroliers (SCDP). Elles coûtent à l’Etat 7,1 millions USD (4,2 milliards FCFA) en termes de salaires.
D’ailleurs, 14 autres n’ont enregistré aucun mouvement. C’est le cas de Labogénie, Campost, Maétur, Magzi, Matgénie, Semry, la SNI, l’Anafor, le CPE ou encore Sopecam. La note salée de ces entités est de 12,4 millions USD (7,3 milliards FCFA).
Chose curieuse, seulement 16,9 millions USD (10, 052 milliards FCFA) soit 20,75% de la rémunération globale des dirigeants sont versés aux dirigeants des entités publiques jugées performantes (au sens des lois de 2017). A l’instar de la Société nationale de transport d’électricité (Sonatrel), du Port autonome de Douala (PAD), qui ont pourtant augmenté leur chiffre d’affaires au point d’améliorer leur classement.
Ou encore ces quatre autres qui ont consolidé leur place à la catégorie 1, comme la Cameroon Telecommunications (Camtel), la Société de développement du coton au Cameroun (Sodecoton), la Société nationale des hydrocarbures (SNH) et la Société nationale de raffinage (Sonara). Ces quatre entités ont mobilisé à elles seules une masse salariale de 9,4 millions USD (5,5 milliards FCFA).
Les scandales Camair-Co, Chantier naval, et le paradoxe Camtel
Dans le détail, le rapport nous apprend que six entreprises étatiques ont régressé, dégradant de ce fait leur valeur. La Compagnie camerounaise de l’aluminium (Alucam) est passée de la catégorie 1 à 2, tandis que trois autres entités (Camair-Co, Cicam et Crédit foncier du Cameroun) régressent de la catégorie 3 à 4. Jusque-là en catégorie 4, le Chantier naval et industriel du Cameroun (CNIC) et Pamol Plantations, quant à elles, sont désormais rétrogradées à la catégorie 5 qui constitue le bas du tableau.
Conformément à l’esprit des textes, ces entités auraient dû revoir considérablement à la baisse les salaires et avantages de leurs dirigeants pour favoriser une éventuelle reprise. Or tel n’est pas le cas. Au contraire, au lieu d’un ajustement structurel de leurs rémunérations, conjoncture oblige, leurs dirigeants continuent de s’offrir des salaires mirobolants, dans un contexte de dégradation inquiétante de leur chiffre d’affaires.
Tenez par exemple pour le cas de la Cameroon Airlines Corporation (Camair-Co), la compagnie aérienne nationale, en proie depuis le début de son exploitation, en 2011, à des problèmes managériaux ayant eu pour conséquences, entre autres, la succession d’une panoplie de directeurs généraux à la tête de cette entreprise et la fermeture de certaines dessertes, dans un contexte de rude concurrence dans le ciel africain.
Confrontée déjà à des effectifs pléthoriques (inversement proportionnels au nombre d’aéronefs exploités) longtemps décriés par des experts en aéronautique, Camair-co se paie le luxe de rémunérer ses trois dirigeants (DG, DGA et PCA) à hauteur de 1,4 million USD (844,1 millions FCFA) entre 2020 et 2024, dont 675 048 millions USD (399,5 millions FCFA) pour le DG et 566 449 USD (335,3 millions FCFA) pour le DGA.
En quatre ans, le DG de la Camtel a perçu le même volume de salaire cumulé que celui de ses pairs de la Sodecoton et de la Sonara, soit 1,4 million USD (855,4 millions FCFA). Les DGA de la Camtel et de la Sodecoton ont perçu, chacun, pour la même période, la somme de 1,1 million USD (692,8 millions FCFA).
A Camwater, les dirigeants se sont rémunéré grassement à hauteur de 1,5 million USD (919,1 millions FCFA), dont 722 311 USD (427,7 millions FCFA) pour le DG et 610 369 USD (361,4 millions FCFA) pour le DGA. Le DG et le DGA ont perçus à eux seuls la somme de 1,3 million USD (789,1 millions FCFA). Certes, Camtel consolide sa place en catégorie 1, mais les effectifs de cette entreprise ont accru de 200 employés supplémentaires, ce qui nécessité la mobilisation d’une énorme masse salariale. Un curieux paradoxe.
Que dire du Chantier naval et industriel du Cameroun (CNIC), ce « grand malade » aux dires des experts, qui, bien que désormais rétrogradée à la catégorie 5 et en dépit de la dégradation d’au moins 8,4 millions USD (5 milliards FCFA) de son chiffre d’affaires, mobilise 1,1 million USD (658,9 millions FCFA) pour rémunérer ses dirigeants en quatre ans ?
CDC, Pamol Plantations, Cicam, Sodecao, IRAD, FODECC : le malaise des filières de l’agro-industrie
Malgré le contexte particulièrement difficile dû à la crise anglophone, le DG de la CDC s’est offert un salaire de 963 389 USD (570,2 millions FCFA) sur la masse salariale de 1,2 million USD (726,3 millions F CFA) que se sont arrogé les dirigeants de l’entreprise en quatre ans.
Si la situation de cette agro-industrie se justifie par la guerre qui plombe l’économie des deux régions anglophones du pays depuis 2016, l’analyse du Professeur Ondoua Biwole montre globalement un secteur agricole en peine, s’agissant aussi bien des entreprises que des établissements publics.
Aussi bien l’Institut de recherches agricoles pour le développement (IRAD) que le Fonds de développement des filières cacao et café (FODECC), ou encore la Société de développement du cacao (Sodecao) connaissent une dégradation d’au moins 8,4 millions USD (5 milliards FCFA) de leur chiffre d’affaires. Le Fonds national de l’emploi (FNE) est logé à la même enseigne, avec une dégradation identique. Toutes ces entités ont pour dénominateur commun leur rétrograde de la catégorie 3 à 4.
Le cas de la Cotonnière industrielle du Cameroun (Cicam) constitue une grosse curiosité. Voire un scandale. Alors que cette société se trouve au bord de la faillite du fait entre autres de l’obsolescence de ses outils de production et de la rude concurrence chinoise, alors que ses employés cumulent près de 3,3 millions USD (deux milliards de FCFA), l’équivalent de plus de 12 mois d’arriérés de salaires, ses dirigeants se la coulent douce. Leur masse salariale cumulée s’établit à 1,4 million USD (844,1F CFA), dont 674 946 USD (399,5 FCFA) pour le DG.
Les DG de la Cicam, du CFC, de la SCDP et du Port autonome de Douala (PAD) cumulent le même salaire, avec une petite hausse sur le salaire du DG du PAD au cours de la biennale 2022-2023 du fait de la progression de la société du secteur portuaire de la catégorie 3 à 2. Comment comprendre que, la Cicam, le CFC, mais aussi Camair-Co aient rémunéré leurs dirigeants respectifs à hauteur de de 1,4 million USD comme indiqué plus haut, ce alors même qu’elles sont rétrogradées de la catégorie 3 à 4 entre, et qu’elles enregistrent sur la période sous revue, une dégradation d’au moins 40 milliards de FCFA de leur chiffre d’affaires ?
La masse salariale des dirigeants de la Sodecoton et de la Camtel avoisine 3 millions USD (deux milliards FCFA). Plus précisément 2,9 millions USD (1,7 milliard FCFA) pour chacune des deux sociétés. Loin devant celle de la SNH et Alucam. Cette dernière a mobilisé 1,5 million USD (922,3 millions FCFA) au profit de ses dirigeants, malgré « une dégradation d’au moins 50 milliards FCFA [84,4 millions USD] de chiffre d’affaires », déplore le professeur Ondoua Biwole.
Les directeurs généraux se taillent la part du lion
Au total, ce sont 24,2 millions USD (14,3 milliards FCFA) qui ont été mobilisés en quatre ans pour rémunérer l’ensemble des DG des entreprises publiques camerounaises, contre 13,2 millions USD (7,8 milliards FCFA) pour les DGA et 5,1 millions USD (3,061 milliards FCFA) alloués aux PCA. Soit 42,7 millions USD (25,3 milliards FCFA) pour les dirigeants sociaux des entreprises.
Les DG des établissements publics mobilisent une masse salariale de 22,8 millions USD (13,5 milliards FCFA), contre 5,9 millions USD (5,2 milliards FCFA) pour les DGA et 7,2 millions USD (4,3 milliards FCFA) pour les PCA. Pour un total de 39,08 millions USD (23,1 milliards FCFA) de salaires mobilisés pour les dirigeants sociaux des établissements publics.
Il ressort de ce qui précède que les dirigeants d’entreprises en stagnation et régression coûtent plus chers à l’Etat sans véritablement produire la valeur substantielle attendue : soit un montant de 16 184 257 120 FCFA [27,3 millions USD] contre 2 284 628 556 FCFA [3,8 millions USD] pour les dirigeants dont l’action permet de créer de la valeur (…) Les performances de certaines d’entre elles ne sont donc pas forcément attribuables à une efficacité substantielle de leurs dirigeants. L’analyse devrait donc croiser les évaluations de la CTR (ancienne CTR et nouvelle SNI) et celle de la Chambre des comptes, en plus de l’analyse des états financiers et des avis des commissaires aux comptes des entreprises publiques,
suggère Viviane Ondoua Biwole.
La part du lion, lorsque l’on parcourt le tableau, revient aux directeurs généraux, grassement rémunérés.
« Incongruités managériales »
Les analyses de la Professeure Viviane Ondoua Biwole ont un mérite : c’est de révéler au grand jour le pilotage à vue des structures étatiques, caractérisé par l’absence d’une culture de reddition des comptes tel que cela est exigé ailleurs sous d’autres cieux, où la rigueur est de mise. La rémunération des dirigeants sociaux n’obéit à aucune rationalité et ne tient nécessairement pas compte des investissements préalables ni du rendement conséquent. C’est ce que l’économiste Edmond Kuate appelle les « incongruités managériales » :
La fixation des salaires obéit à un calcul qui est simple. On tient compte d’un ensemble de variables, dont notamment le chiffre d’affaires, le rendement, la capacité de réinvestissement de l’entreprise et sa capacité d’autofinancement. On tient compte de tous ces paramètres. D’ailleurs on définit le coefficient qui permet de calculer ce qu’on appelle globalement les charges d’exploitation de l’entreprise. Dans les charges d’exploitation, vous avez justement un élément constitutif qu’on appelle la masse salariale,
explique-t-il.
Or, pour le cas des entreprises et établissements publics camerounais, il est important d’en savoir plus sur les investissements réalisés par ces entités et les rendements, entendez le retour sur investissement.
Vous devez tout le temps vous rassurer que les charges d’exploitation ne dépassent pas 40%. Lorsque vous êtes en crise, vous ne dépassez pas 40% de votre chiffre d’affaires ; sinon, vous annihilez votre capacité d’investissement. Et une entreprise qui ne réalise pas les investissements est une entreprise qui est appelée à mourir. Tout comme une entreprise qui n’a pas une capacité d’autofinancement. Parce que le moindre choc conjoncturel va secouer l’entreprise et elle va tomber.
met en garde Edmond Kuate.
La stabilité de l’entité est de ce point de vue tributaire à sa capacité à amortir les charges d’exploitation (dont font partie les salaires) grâce au rendement généré par les investissements.