La crise sanitaire mondiale survenue dès fin 2019 au lendemain de l’apparition, à Wuhan en Chine, des premiers cas du Covid-19, a provoqué un ralentissement sans précédent de la croissance économique à l’échelle planétaire. Mais elle a surtout révélé la vulnérabilité de l’économie des pays africains, notamment ceux situés au sud du Sahara.
Le secteur agricole du continent en a été frappé de plein fouet. La baisse des flux du transport mondial, consécutive à la fermeture des frontières çà et là et au confinement des populations, a entraîné une poussée inflationniste dans la plupart des pays dépendants jusque-là des importations. Une crise aggravée par la guerre que la Russie et son voisin ukrainien se livrent depuis le 22 février 2022. Ces deux phénomènes conjoncturels ont largement impacté le marché des engrais, dont la Russie est le deuxième importateur mondial derrière la Chine.
Du coup, les coûts des engrais sur les marchés locaux africains, le Maroc et l’Egypte exclus dans une certaine mesure, ont connu une flambée record. De quoi inquiéter les chercheurs du continent, au premier rang desquels l’Ivoirien Samuel Goulivas, analyste marché des engrais au Centre international de développement des engrais (en anglais, International Fertilizer Development Center, IFDC).
Selon lui, les engrais vendus sur le continent pendant la période pandémique ont coûté deux à trois fois plus cher qu’avant 2020. L’Afrique de l’Ouest a souffert de cette envolée de prix due aux effets pervers de la guerre d’Ukraine. 50% de l’urée et 70% du potassium utilisés dans cette région sont importés de Russie et de Biélorussie. Le Burkina Faso est le pays qui a connu la plus forte pénurie en 2022, faisant redouter l’insécurité alimentaire dans ce pays semi-aride en proie, de surcroît, depuis quelques années à des incursions djihadistes.
Les granulés d’urée et de NPK au Burkina ont coûté 50% à 80% plus cher quand ils étaient disponibles, d’après Africa Fertilizer. Les paysans devaient débourser jusqu’à 53 euros (35 000F CFA) pour se procurer le sac de 50 kg jadis vendu à 19 000F. Une étude de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest publiée il y a dix mois (en juillet 2022) révèle qu’au lancement de la dernière campagne agricole, fin avril 2022, les besoins du Burkina en engrais étaient couverts à seulement 12% alors qu’ils sont sans cesse croissants – leur estimation annuelle est de 250 000 tonnes en moyenne.
La Centrale de vente n’avait pu livrer alors que 11 000 tonnes d’engrais aux paysans de ce pays, loin en-deçà des prévisions de 127 000 tonnes. Pour satisfaire la forte demande, le pays a dû recourir au Nigéria voisin, seul producteur dans la sous-région pour le moment. Mais cette option alternative n’a pas résolu la pénurie, survenue dans un contexte où près de 450 000 hectares de terres cultivables ont été abandonnés à cause de l’insécurité dans certaines régions du pays.
Au Cameroun, l’inflation a franchi la barre record de 400%, faisant peser la menace de famine
Au Ghana, un autre pays de l’Afrique de l’Ouest, la pénurie a affecté jusqu’à 60% de l’offre. Le prix d’un sac de 50 kg d’engrais à base d’azote, de phosphate et de potassium d’usage courant, a explosé, passant de 26 dollars en novembre 2021 à 46 dollars en avril 2022. Situation quasi identique au Cameroun, où le prix de l’urée à l’import a plus que doublé. Il a atteint le pic de 45 000F CFA, largement supérieur à la valeur de 18 000F d’avant Covid. De 15 000F, le prix du NPK a grimpé pour franchir la barre de 40 000F sur la période 2021-2022.
A plusieurs reprises, le Groupement inter patronal du Cameroun (Gicam) est monté au créneau pour dénoncer cette « hausse généralisée et inédite » des prix des matières premières et des intrants, allant de 30% à 400%. La principale organisation des employeurs du pays n’a eu de cesse de s’en alarmer depuis lors, face à la menace persistante de résurgence de la famine que cette situation conjoncturelle, due aussi à l’impréparation et à l’absence d’anticipation, fait planer sur le continent.
Dans de nombreux pays en effet, cette flambée spectaculaire des cours des intrants a eu pour effet induit le découragement des petits producteurs contraints, pour certains, d’abandonner des fermes, avec pour corollaire une baisse inquiétante de la production agricole. Du coup, les gouvernements ont été obligés de revoir à la hausse l’enveloppe déjà asphyxiante allouée aux importations agricoles et alimentaires. Les autorités burkinabè ont promis une dotation de 70 milliards de francs Cfa pour subventionner les paysans de ce pays. Au Cameroun, pays pourtant considéré comme le pivot de l’Afrique centrale, où l’utilisation des fertilisants demeure marginale, les sommes déboursées pour les importations ont atteint 23% des dépenses de l’État en 2021. Soit 826,8 milliards de francs CFA.
En février 2008, l’inflation généralisée sur les marchés camerounais et les difficultés des ménages à se procurer les denrées de première nécessité, avaient déjà provoqué des émeutes sanglantes dans les principales villes du pays, avec des répercussions jusque dans les campagnes. Les mesures correctives prises à l’époque par le gouvernement ne se sont pas avérées efficaces. La preuve, une quinzaine d’années plus tard, au plus fort de la conjoncture évoquée plus haut (crise sanitaire et guerre en Ukraine), les prix du riz et du blé ont augmenté de 10% à 15% respectivement. Le gouvernement camerounais a déboursé jusqu’à 401,8 milliards pour l’importation des céréales, 208 milliards pour le riz, 182,7 milliards pour le blé et le méteil et 134,3 milliards pour le poisson de mer congelé.
Chaque année, l’Afrique dépense jusqu’à 64,5 milliards de dollars pour importer les denrées alimentaires
A l’échelle du continent, les dépenses effectuées annuellement pour les importations des denrées alimentaires se chiffrent à 64,5 milliards de dollars. Pourtant, ce ne sont pas les réserves de minerais et de gaz nécessaires à la fabrication des engrais qui font défaut à ce continent. Tout au moins en ce qui concerne les fertilisants azotés et les engrais phosphatés. Le continent est producteur et importateur de ce type d’engrais, et il en consomme aussi.
En revanche, il dépend largement des importations de fertilisants à base de potassium, car ne disposant pas de ce minerai, de l’avis des experts de la filière agricole. Les contraintes sont les mêmes d’une région à l’autre : outre les problèmes logistiques liés à l’insuffisance des infrastructures de desserte, la plupart des pays du continent font face à leurs budgets très limités. Aucun acteur de la chaîne des achats n’en est épargné. Qu’il s’agisse des coopératives, des petits paysans, des opérateurs privés de la filière agribusiness, ou même de l’Etat.
Il n’en demeure pas moins que le volume de la consommation africaine des engrais s’est accru ces dernières années, bien que demeurant en deçà des enjeux et des ambitions et des attentes affichées. L’Afrique semble avoir compris l’enjeu des engrais pour le développement de son agriculture et la lutte contre l’insécurité alimentaire. C’est pourquoi, sur une période de dix ans (de 2009 à 2019), sa consommation des fertilisants a augmenté de 70%.
En 2019, la consommation africaine des engrais azotés était en croissance de 27% comparée à 2014, d’après le site WillAgri. Lequel projetait une croissance de 21% pour les engrais phosphatés et de 41% pour les engrais potassiques (à base de potassium). Cependant, les coûts demeurant prohibitifs dans une certaine mesure, plus de la moitié de la production africaine soit 80% est exportée hors du continent selon les experts, qui craignent que cette tendance ne fléchisse pas dans les années à venir.
Maroc et l’Egypte : le tandem nord-africain tient le monopole
La fourniture d’engrais sur le marché continental et ouest africain en particulier, est dominée par deux mastodontes de la filière. Il s’agit des groupes marocain OCP et russe PhosAgro. Le premier est une entreprise étatique classée dans le top cinq des leaders mondiaux des engrais. Toujours sur ce segment de la distribution, OCP étend son offre et son hégémonie jusque sur le marché du Moyen-Orient. Leader du marché mondial des minerais et de l’engrais phosphaté, le groupe marocain, qui emploie 18 000 salariés et compte dans son portefeuille 350 clients à travers le monde, contrôle 64% de la production et des exportations de l’acide phosphaté à l’échelle planétaire. OCP permet ainsi à l’Afrique de contrôler 20% de la production mondiale de minerais phosphatés et 12% de parts de l’acide phosphorique.
Cependant, le groupe doit faire face à la concurrence directe imposée par d’autres intervenants du marché, à l’instar de l’entité russe Uralchem-Uralchali. Viennent ensuite les grands négociants, à l’instar du Suisse Ameropa, du groupe américain Nitron, ou encore l’entité dubaïote Fertagro. Spécialisée dans la production d’engrais azotés, le conglomérat Egyptian Financial and Industrial Company (EFIC) complète ce décor et se positionne lui aussi sur le marché africain et du Moyen Orient.
Avec une capacité de 2 millions de tonnes de fertilisants exportées chaque année, la société publique égyptienne, fondée depuis 1929, compte parmi les poids lourds du continent. Ce, même si sa production d’engrais, de monophosphate d’ammonium notamment, n’a été que de 800 000 tonnes en 2021. Sans doute à cause des facteurs conjoncturels déjà relevés. Tout le contraire de son voisin marocain, OCP, qui a vu exploser son bilan à la faveur de l’inflation généralisée : au premier semestre 2022, OCP a réalisé un chiffre d’affaires équivalant à celui de toute l’année 2020.
Ces gros opérateurs approvisionnent, autant que Export Trading Group (ETG), les acteurs opérant sur les marchés locaux ouest-africains. Ces derniers sont généralement des importateurs qui achètent et revendent sur le marché national. Un marché où le monopole des grands groupes est de mise, et où les règles de la transparence et de la saine concurrence ne sont pas du tout respectées, comme l’a révélé à nos confrères de Jeune Afrique, le chercheur Ollo Sib, analyste du Programme alimentaire mondial (Pam) pour l’Afrique centrale et l’Afrique de l’Ouest.
C’est un marché monopolistique, où un petit nombre de fournisseurs doit répondre à une forte demande.
Et d’ajouter
ce marché est aussi dépendant du pouvoir politique, qui fixe les règles de production et d’exportation et, dans certains pays, se charge, via des sociétés nationales, des appels d’offres pour l’approvisionnement des filières clés comme le coton. Autrement dit, c’est un marché où la compétition et la transparence demeurent limitées.
Le Nigérian Aliko Dangote brise la loi du monopole en investissant 2,5 milliards de dollars
En Afrique de l’Ouest justement, face à l’offre nationale très limitée dans de nombreux pays, des champions nationaux émergent. Ils s’attèlent dans les limites de leurs possibilités, à faire le contrepoids face aux mastodontes évoqués plus haut, à en croire Patrick Annequin, cité par J.A. Le représentant à Abidjan de l’IFDC énumère entre autres Indorama, les Maliens Toguna et DPA, mais aussi l’opérateur Solevo. Ce dernier s’est implanté au Cameroun en reprenant les parts de la défunte société Ader Cameroun, devenue Solevo Cameroun.
Présenté comme « leader historique » en Côte d’Ivoire, Solevo a été rejoint sur ce marché local par Yara et le négociant ETG. Quid de ICS, le fleuron du phosphate sénégalais ? Ce dernier a échappé à la banqueroute grâce à l’acquisition, en 2014 par Indorama, le géant singapourien d’origine indienne, de 78% des industries chimiques du Sénégal.
Déjà connu et respecté pour ses investissements colossaux dans plusieurs autres secteurs clés de l’économie en Afrique, le magnat nigérian Aliko Dangote a rejoint la short list des producteurs d’engrais sur le continent en lançant sa propre usine de fabrication des fertilisants, dans un marché national où l’ont précédé Indorama Eleme Fertilizers and Chemical Industries Ltd (IEFCL) et Notore Chemicals Industries (NCI). Le montant des investissements de l’industriel nigérian se chiffre à 2,5 milliards de dollars. Comme un levain, l’incursion d’Aliko Dangote dans ce secteur réputé fermé vient repousser les limites de la concurrence et remet en cause les acquis. Mieux, l’engouement qu’elle suscite a contraint les opérateurs classiques à se réinventer et à redoubler d’ingéniosité.
C’est ainsi que, le 29 juin 2021, l’Egyptien EFIC a annoncé son intention d’investir 600 millions de dollars sur les cinq prochaines années. L’intensification de la production du superphosphate (approprié pour les plantes telles que les pommes de terre) et des phosphates de calcium (monocalcique et bicalcique) utilisé dans l’alimentation animale, l’extension qui en découlera devrait permettre à la société égyptienne de doubler le volume des exportations de ce pays d’Afrique du Nord vers le marché latino-américain, deuxième pôle agricole mondial grâce notamment au Brésil et à l’Argentine. Le géant de l’engrais phosphaté devrait lors devancer ses concurrents sur le marché national, à l’instar d’Abou Qir Fertilizers, leader local.
Dans la même veine, en 2017, le groupe marocain OCP a anticipé toute velléité de concurrence en ouvrant sa troisième unité de production de fertilisants à Jorf Lascar, d’une capacité d’un million de tonnes. Cette ambition a été rendue possible grâce à l’approbation, en 2018 par la Banque africaine de développement (Bad), d’un plan de financement, sous la forme de prêt, d’un montant de 200 millions de dollars au profit d’OCP Afrique, la filiale africaine du mastodonte nord-africain. D’ici à 2025, le groupe devrait se doter de six nouvelles usines, devenant de facto « le plus grand complexe d’engrais dans le monde ». Contrairement à l’Afrique centrale qui semble trainer le pas, l’Afrique de l’Ouest nourrit elle aussi des ambitions de production à la hauteur des défis. Le Burkina Faso par exemple envisage la construction d’une usine à Koupela. Un projet freiné par la difficulté d’obtention de crédits.
Les paysans africains utilisent 17 kg d’engrais par hectare, loin en-deçà des 50 kg préconisés par l’Union africaine
On le voit, la production de fertilisants au niveau du continent, bien que largement dominée par les deux géants maghrébins, auxquels s’adjoignent le Nigéria et la Lybie, tous producteurs du pétrole et de gaz, est un marché encore en friche. Il y a des opportunités pour les investisseurs. Ceci est d’autant plus vrai que les paysans du continent peinent à consommer le volume de 50 kg d’engrais par hectare et par an. Ce cap avait été fixé par l’Union africaine en 2006 à travers la déclaration d’Abuja. L’objectif était censé être atteint en 2015. Or, jusqu’en 2019, la consommation annuelle du cultivateur sur le continent oscillait entre 17 et 20 kg par hectare, loin en-deçà des attentes de l’UA et de la consommation moyenne des pays industrialisés. La situation ne s’est pas améliorée depuis lors.
L’espoir est tout de même permis. Et ce même si les quatre pays producteurs africains sus-énumérés, totalisent à peine 1% de la production mondiale d’urée et d’ammoniac, et détiennent collectivement 5% des parts de marché à l’échelle mondiale. Le Maroc envisage d’atteindre 14 mégatonnes de phosphate, doublant ainsi sa production par rapport à 2014, tandis que le Nigéria veut se positionner comme un champion dans la production de l’urée en portant la capacité actuelle de 1,8 mégatonne à 4,4 millions de tonnes.
C’est dans cette perspective qu’en 2018, la Bad a accordé un prêt de 100 millions de dollars à l’entreprise nigériane Indorama pour la production annuelle de 1,4 million de tonnes d’urée à partir du gaz naturel. L’Afrique centrale elle fait du surplace. Selon un opérateur camerounais de la filière des engrais, contacté lundi 29 mai 2023 par Invest-Time, même si le taux d’inflation a quelque peu baissé pour se situer à 25%, les lignes n’ont pas beaucoup bougé depuis le marasme imposé par la crise sanitaire.
Entre temps, des initiatives se multiplient pour rattraper le retard accusé par l’Afrique. L’une des stratégies consiste à renforcer la collaboration régionale en vue du financement des engrais dans la chaîne de valeur agricole, comme l’a suggéré, en octobre 2021, le forum sur le financement des engrais en Afrique orientale et australe. Co-organisé virtuellement par le Partenariat africain pour l’engrais et l’agro-industrie (AFAP), AFRIQOM, et le Mécanisme africain de financement du développement des engrais (MAFDE), les réflexions engagées au cours dudit forum avaient pour but d’améliorer l’accès au financement et à la productivité agricole dans les deux sous-régions par la fourniture des financements nécessaires pour stimuler l’utilisation des engrais en Afrique, d’une part, et d’identifier les partenariats pouvant faciliter l’atteinte desdits objectifs, d’autre part.
Si le point de mire de tous ces efforts demeure l’atteinte de l’objectif de 50 kg par hectare, de l’avis du secrétaire permanent de la Confédération paysanne du Faso cité par un confrère, les Africains doivent envisager des solutions concrètes et pérennes : « Il faut surtout réfléchir à comment anticiper les prochaines crises, repenser nos systèmes de production en réduisant notre dépendance à l’extérieur, investir dans des techniques agricoles plus durables et développer la fabrication d’intrants locaux », a déclaré Issoufou Porgo.