L’option des dirigeants qataris d’organiser la Coupe du Monde 2022, après la validation de son dossier de candidature par la Fédération internationale de football association (FIFA), n’était finalement qu’un prétexte plutôt qu’un choix anodin. Mieux, c’était un moyen stratégique pour parvenir à ses fins.
Pourtant, beaucoup par naïveté y avaient vu une simple exhibition de la puissance financière de cet émirat gazier du Golfe Persique, réputé être un « tiroir-caisse », et classé parmi les plus grands pays producteurs de pétrole dans le monde. Derrière cette initiative osée pourtant, se cachaient des plans marketing et des opérations de charme bien muris.
Et il ne fait plus l’ombre d’aucun doute, aujourd’hui, que la cible de cette campagne de séduction n’était autre que l’Afrique, continent courtisé comme jamais, et où l’ont précédé d’autres puissances économiques mondiales, à l’instar de la France, de l’Allemagne, des États-Unis d’Amérique, du Japon et, ces dernières décennies, le géant chinois.
Deux ans plus tôt, en décembre 2019, l’émir qatari donnait le ton de l’offensive en se rendant à Kigali, au Rwanda, premier acte de cette manifestation d’intérêt pour le marché africain. Dans ses valises, l’émir Tamim Ben Hamad Al-Thani était porteur du projet de création d’un Fonds d’investissement devant être approvisionné à hauteur de 2 milliards de dollars et destiné au financement des infrastructures dans les marchés en Afrique au sud du Sahara.
Le dirigeant du Qatar s’était entretenu à ce sujet avec l’ex-président de la Banque africaine de développement (BAD), le Rwandais Donald Kaberuka, alors reconverti en Managing Partner de la Banque d’affaires Southbridge, qu’il avait fondée avec le Franco-Béninois Lionel Zinsou dans l’optique de fournir à Doha des conseils utiles relatifs à la structure du Fonds. Le Fonds d’investissement qatari était annoncé pour être opérationnel à l’horizon 2022-2023.
Abidjan était alors pointée par des sources comme la ville africaine devant abriter le siège de l’institution financière, et le président Alassane Ouattara pressenti un moment à la tête de ce Fonds au soir de sa retraite politique. Le choix des autorités qataries n’était pas un fait de hasard.
Soucieux de diversifier ses partenaires économiques, la Côte d’Ivoire était déjà en négociations avec Doha sur les questions relatives à la sécurité juridique des investissements et des affaires. Le ministre de la Justice, Sansan Kambilé, s’était rendu à Doha en compagnie de son collègue en charge des Affaires étrangères, Ally Coulibaly, à l’effet de négocier un programme de formation au profit des magistrats ivoiriens. Dans le même ordre d’idées, Doha avait financé le pôle financier du Tribunal de première instance d’Abidjan-Plateau chargé de la lutte contre la corruption et les délits économiques.
Challenger Emirates et autres compagnies rivales dans le ciel africain
Dans le domaine du transport aérien, le hub d’Abidjan ne représente pas un intérêt seulement aux yeux des autorités de Côte d’Ivoire, il aiguise aussi les appétits de Doha. Dans cette perspective, le ministre des Transports, Amadou Koné, et son collègue Ally Coulibaly, alors ministre des Affaires étrangères et de l’Intégration africaine, avaient piloté le dossier aux côtés du président d’Air Côte d’Ivoire, le Général Abdoulaye Coulibaly. Les parties n’excluaient pas l’option d’un partenariat capitalistique.
Ce qui induirait alors à terme l’ouverture du capital d’Air Côte d’Ivoire, matérialisée par la cession d’une part des actions de l’Etat ivoirien au sein de cette compagnie nationale très endettée en ce temps-là. Une aubaine qui cadre avec les objectifs du transporteur ivoirien, en quête de partenaires stratégiques pour sa relance. Au moment de ces négociations, Air Côte d’Ivoire assure la desserte de 19 pays en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale.
Dans la foulée de la visite du dirigeant qatari à Kigali, Qatar Airways, l’un des fleurons du transport aérien en Asie et mastodonte dans ce secteur, faisait des affaires juteuses avec le Rwanda. C’est ainsi que la compagnie aérienne nationale de l’émirat a obtenu une prise de 49% dans le capital de Rwandair et acquis 60% des actions du nouvel aéroport international de Kigali, dont la construction a mobilisé un budget de 1,3 milliard de dollars.
En 2020, Qatar Airways a pris langue avec Tunisair et Royal Air Maroc. Objectif avoué de la compagnie qatarie, acquérir 25% des parts de Royal Air Maroc (RAM) avec, en contrepartie, la dotation de la compagnie marocaine de 60 nouveaux aéronefs pour renforcer sa flotte.
La compagnie qatarie ne cache pas son intention de faire de Rwandair le pivot de sa stratégie africaine dans le secteur du transport aérien. Peu importe la proximité des hubs de Nairobi et d’Addis-Abeba, qui sont des concurrents régionaux directs.
Soupçonné un moment de soutien et de financement des réseaux terroristes au Moyen Orient et en Afrique subsaharienne, sous le prétexte d’offrir sa médiation dans les crises politiques dans certains pays (Erythrée, Djibouti, Darfour), le pays de l’émir Al-Thani avait été mis en isolement par le quartet coiffé par l’Arabie Saoudite et constitué des Emirats arabes unis, du Bahreïn et de l’Egypte.
Le marché du transport aérien africain
Riyad et ses alliés avaient multiplié leur offensive diplomatique en Afrique pour convaincre leurs partenaires du continent à isoler le mal aimé. Si le blocus consécutif à l’embargo imposé par le quartet (interdiction de survol des quatre pays, causant des pertes de 1,9 milliard de dollars) a fortement pénalisé le Qatar, la compagnie nationale de ce pays a pu se relever.
Nous considérons l’Afrique avec la même importance que l’Asie, L’Europe et les Amériques. Ce continent a plus de potentiel que ne le pensent certaines compagnies. Il s’agit aussi de rattraper le temps perdu dû à l’embargo, alors que certains de nos compétiteurs sont affaiblis par la crise,
déclarait à Jeune Afrique Thierry Antinori, nommé directeur Stratégie et Transformation de Qatar Airways en septembre 2020.
Comme stratégie, la compagnie a poursuivi les vols pendant la crise du Covid, là où les autres compagnies préféraient clouer leurs avions au sol. Résultat, Qatar Airways a pu générer des recettes pour couvrir ses pertes. Au point d’être classée par l’Association internationale du transport aérien (AITA), en mars-juin 2020, première compagnie mondiale en termes de parts de marché.
Par ailleurs, en 2019-2020, la compagnie a généré des revenus de 14 milliards de dollars. Après l’ouverture de la desserte d’Accra, en septembre 2020, le transporteur qatari annonçait l’ouverture des Seychelles et l’inauguration d’Abidjan et de Luanda. Cette percée fulgurante a également valu au Qatar d’être classée sur la même longueur d’onde que la France et l’Inde en termes de capital-sympathie, au terme d’un sondage auprès des leaders d’opinions africains.
En décembre 2020, Qatar Airways projetait la desserte de 18 ou 19 villes sur le continent contre une centaine au niveau mondial.
Nous pourrions nous développer à ce rythme-là de deux à trois nouvelles destinations par an. On a des avions qui arrivent. C’est le moment de les déployer sur l’Afrique de manière intelligente, pondérée et constante,
déclarait Thierry Antinori à nos confrères du magazine Jeune Afrique.
Et d’ajouter :
La démographie compte beaucoup dans notre business. La population africaine est aujourd’hui de 1,2 milliard de personnes et elle est appelée à doubler.
Un partenariat fructueux
Le secteur de l’industrie touristique intéresse aussi le Qatar. Cet Etat dispose d’un Fonds souverain qui finance des établissements hôteliers de haut standing à travers le monde.
En juillet 2018, l’entité qatarie Katara Hospitality, gestionnaire desdits hôtels, et le groupe français Accorhotels avaient annoncé la création d’un fonds d’investissement de plus d’un milliard de dollars destiné à financer la construction d’hôtels en Afrique subsaharienne.
Ces moyens financiers seront affectés à la construction de nouveaux hôtels sur terrains nus ou dans le cadre de projets de régénération urbaine, ainsi qu’à l’acquisition d’établissements existants, accompagnée de changement d’enseignes, dans une région qui offre de solides opportunités de croissance,
déclaraient alors les deux groupes dans un communiqué.
Au total, une quarantaine d’hôtels nouvellement construits ou acquis par rachat d’établissements existants, devait rentrer dans le portefeuille du patrimoine géré par Accorhotels en partenariat avec Katara Hospitality pour une capacité totale de 9 000 nouvelles chambres.
Le fonds d’investissement devait disposer de 500 millions de dollars de capitaux propres, dont 350 millions de dollars provenant de Katara Hospitality et 150 millions de dollars fournis par l’hôtelier français qui en ce moment-là est propriétaire de 114 hôtels sur le continent africain, dont 43 en Afrique subsaharienne (Côte d’Ivoire, Afrique du sud et Nigeria).
Les autres ressources financières devaient provenir de l’endettement et d’investissements réalisés conjointement par Accorhotels et Katara Hospitality avec la participation de partenaires. Il est à noter que Katara Hospitality est deuxième actionnaire majoritaire d’Accorhotels, avec 10,17% de son capital. En 2018, l’entité qatarie avait 39 hôtels dans son portefeuille et comptait en avoir 60 en 2026.
Diplomatie sportive
Le sport n’est pas en reste. Toujours en 2020, Doha est parvenu à un accord de partenariat avec les fédérations nationales de football de près de six pays du continent, le tandem Gabon et Cameroun en tête. Suivis du Burundi, du Soudan et du Soudan du sud. Le protocole d’entente négocié avec le Cameroun est censé prendre fin cette année.
Il prévoit le soutien (logistique ou financier) pour l’organisation des marchés amicaux, l’encadrement des entraîneurs de football, et s’étend jusqu’à la médecine du sport. C’est dans ce sillage que l’équipe nationale de football du Cameroun avait effectué une partie de son stage au Qatar en 2019, en préparation de la Coupe d’Afrique des Nations.
À l’époque président de la Fédération camerounaise de football (Fécafoot), Seidou Mbombo Njoya s’était confié à nos confrères de Jeune Afrique en ces termes :
J’ai pu visiter l’Aspire Academy, à Doha. On pourrait envisager que de jeunes joueurs camerounais y soient formés, ou que le Qatar ouvre un centre de formation au Cameroun.
Un membre du Comité exécutif de la Fédération burundaise de football, Youssouf Mosi, quant à lui, affirmait :
Notre Fédération n’a pas beaucoup d’argent et une collaboration avec le Qatar pourrait nous permettre de développer notre football. Ce pays dispose d’excellents éducateurs, et des entraineurs burundais pourront se rendre là-bas pour pour améliorer leurs connaissances. Certains pourraient également être intégrés à l’Aspire Academy.
A l’assaut du « gâteau » africain
Elle est bien révolue, cette époque où le Qatar se mettait en marge de la scène diplomatique africaine et s’auto excluait du partage du “gâteau” continental. Ces années où le petit émirat asiatique, gorgé de pétrole, se contentait, non sans s’en complaire, de sa seule proximité culturelle avec les Nations maghrébines et d’autres pays panarabes, à l’instar de la Mauritanie et du Soudan.
La diplomatie agressive de son voisin de l’Arabie Saoudite et de ses alliés du Golfe Persique, qui ont essayé de s’imposer en Afrique en s’opposant à Doha, a coûté cher à ce petit poucet du Golfe. L’émir Tamim Ben Hamad Al-Thani en a pris conscience.
Le dirigeant qatari a matérialisé sa stratégie offensive et sa contre-attaque en séjournant en décembre 2017 dans six pays de l’Afrique de l’Ouest (Sénégal, Mali, Burkina-Faso, Guinée, Côte d’Ivoire et Ghana). Cette tournée lui a permis de rectifier le tir et de viser droit dans le but
Dans son tableau de chasse, pas moins de sept accords de coopération ont été conclus avec la Guinée dans des domaines aussi diversifiés que l’économie, le sport, la culture et l’éducation. 14 millions de dollars ont été mobilisés par l’émirat pour l’ouverture d’un centre de radiothérapie à Ouagadougou, au Burkina Faso.
Une enveloppe de 40 millions de dollars a été annoncé à l’issue de son séjour au Mali. Elle devait servir à l’éducation des enfants déscolarisés, dans le cadre de l’initiative “Educate a child” de la Fondation Education Above All lancée par l’ex-Première dame qatarie Sheika Mozza Bint Nasser.
Aujourd’hui encore, cependant, dans le secteur du transport aérien, le marché africain est toujours considéré par le géant Qatar Airways (une centaine de dessertes à travers le monde) comme un « petit gâteau », certes, mais un gâteau non négligeable où il faut prendre des parts.
Toutefois, prévient Emmanuel Dupuy, président de l’Institut prospective et sécurité en Europe dans une tribune parue au Journal français Le Point,
Si ces premiers gestes du Qatar à l’attention de l’Afrique depuis le début de la crise sont forts, c’est tout un processus diplomatique et économique sur le long terme que l’émirat gazier doit mettre en place pour concrétiser cette offensive diplomatique dans la région.