La scène pourrait prêter à sourire, si elle n’illustrait pas une réalité aussi amère. À Bafoussam, Yaoundé ou Douala, les cris des commerçants résonnent devant les étals maigres. Le gingembre, autrefois omniprésent sur les marchés camerounais, est aujourd’hui une denrée rare et chère. Son prix a été multiplié par six en quelques mois. Une pénurie nationale s’est installée, alimentée par une demande régionale explosive, et une production sous tension. L’épice piquante qui relevait nos plats cache désormais un enjeu économique et sanitaire majeur.
Les producteurs camerounais sont de plus en plus sollicités par des acheteurs étrangers, notamment du Gabon, de la République centrafricaine, du Tchad, du Nigeria et même de la Chine. Ces acheteurs, souvent prêts à payer des prix plus élevés, accaparent une grande partie de la production, laissant le marché local en déficit. Selon Paulin Fonkou, un intermédiaire, « les producteurs cèdent aux exportateurs qui sont capables d’acheter toute la production à un coût défiant toute concurrence ».
En effet, en 2024, une maladie fongique s’est attaquée aux feuilles de gingembre à Santchou, principal bassin de production. Cette maladie, propagée par des camions contaminés venus du Nigeria, a entraîné une baisse de la production, exacerbant la pénurie sur le marché local.
À en croire Arsène Sopwi, chef service régional de développement local et communautaire (Dlc) au Minader-Ouest. Le Nigeria, premier producteur africain de gingembre, a vu sa production chuter de 845 000 tonnes en 2022 à seulement 68 000 tonnes en 2023, soit une baisse de 92%.
Cette chute est due à une maladie fongique qui a touché plus de 30 000 hectares, principalement dans l’État de Kaduna, responsable de plus de 80% de la production nationale. Les pertes de récoltes ont occasionné un manque à gagner estimé à plus de 12 milliards de nairas (8,7 millions de dollars) uniquement dans l’État de Kaduna. Face à cette situation, le gouvernement nigérian a mis en place un comité national de lutte contre la maladie fongique, et a alloué un fonds de 1,6 milliard de nairas (1,2 million de dollars) pour soutenir les petits exploitants agricoles.
Cette pénurie fragilise les commerçants et consommateurs. « Je vendais 10 à 20 sacs par semaine, aujourd’hui, je n’arrive même plus à en avoir deux », se lamente une vendeuse du marché Etoudi à Yaoundé. Dans les ménages, les habitudes changent : on coupe, on rationne, certains renoncent. Pourtant, le gingembre n’est pas qu’un condiment : il est aussi utilisé dans des traitements médicinaux, des boissons artisanales, des cosmétiques ou des pratiques culturelles. Son absence affecte tout un pan de l’économie informelle.
Cap sur les autres pays
Au Togo, la production annuelle de gingembre est estimée à 64 000 tonnes, concentrée principalement dans les régions des Plateaux et Centrale. Malgré des rendements moyens de 10 à 20 tonnes par hectare, la filière reste peu structurée, avec seulement environ 50 coopératives et quelques unions. Le gouvernement togolais, avec l’appui de partenaires comme la coopération allemande, s’efforce de développer la filière. Une usine de transformation du gingembre et du poivre est en cours d’implantation dans la préfecture de Wawa, région des Plateaux, pour créer des emplois agricoles à travers la collecte, le stockage, le traitement, la transformation et la commercialisation.
En Côte d’Ivoire, la filière gingembre est en cours de structuration avec la création de l’Organisation Interprofessionnelle Agricole de la Filière Gingembre en 2022. Cette organisation vise à recenser tous les acteurs de la filière et à assurer un développement durable. Le projet « Kakadro gingembre », lancé en mars 2024 à Bondoukou, vise à autonomiser financièrement les femmes rurales à travers la culture du gingembre. Sur un hectare, un producteur peut récolter jusqu’à 30 tonnes avec un apport de fumier, générant un revenu potentiel de 10 millions de FCFA (17269 dollars). Il faut rappeler que plus de 1270 producteurs vivent de cette activité en Côte d’Ivoire, selon un recensement réalisé sur l’ensemble des 6 zones de production (Bongouanou, Gagnoa, Soubré, Tiassalé, Tanda et surtout Koun-Fao).
Depuis la pandémie de Covid-19, la demande mondiale de gingembre a explosé, notamment en Chine, où l’épice est prisée pour ses vertus médicinales. Cette demande accrue a entraîné une augmentation des exportations africaines vers ce pays, contribuant à la raréfaction du produit sur les marchés locaux. Selon le Centre du commerce international (ITC), le Nigeria dispose d’un potentiel qui pourrait lui permettre d’exporter pour plus de 100 millions de dollars de gingembre par an. D’autres pays africains pourraient également tirer profit de cette demande mondiale, à condition de structurer leurs filières et d’investir dans la transformation locale.
Vers une transformation locale plus rentable ?
Ironie de la situation : alors que les prix s’envolent, la filière reste peu structurée. Très peu de valeur ajoutée est créée localement. Le gingembre est vendu brut, sans transformation, sans standardisation, ni contrôle qualité. Pourtant, des initiatives voient le jour : certaines coopératives misent sur la production de poudre, de jus ou de semences de qualité. Des start-up agroalimentaires tentent aussi d’industrialiser la filière pour mieux répondre à la demande locale et internationale.
Selon les analystes, la flambée du gingembre interroge sur la capacité du Cameroun à gérer ses ressources agricoles à l’ère de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAF). Pourquoi exporter en masse un produit devenu vital localement ? Pourquoi l’État n’encadre-t-il pas mieux les exportations ? Faut-il subventionner le gingembre comme on le fait pour le riz ou le maïs ? Autant de questions que les gouvernements pourraient aborder s’ils veulent éviter que d’autres filières ne connaissent la même dérive.
Le cas du gingembre montre qu’un produit agricole peut devenir stratégique, s’il est bien encadré. Avec une demande mondiale croissante, estimée à 7,3 milliards de dollars US en 2023 et des prévisions atteignant 13,4 milliards de dollars US d’ici 2030, ce marché présente une opportunité rare pour l’Afrique, selon les données compilées sur la plateforme Trade map.