C’est donc une guerre commerciale verte qui s’ouvre aux portes de l’Union Européenne. En effet, depuis le 1er octobre 2023, est entré en vigueur le Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF). Il s’applique au fer, à l’acier, au ciment, à l’aluminium, aux engrais, à l’hydrogène et à l’énergie. A l’horizon 2026, tous ces produits devront payer une taxe carbone aux frontières avant d’entrer sur le marché européen. L’idée est d’éviter un « dumping écologique » car les industries européennes sont déjà soumises à une taxe carbone. Mais les conséquences économiques sont énormes pour l’Afrique.
D’après une étude de l’African Climate Foundation et de la London School of Economics’ Firoz Lalji Institute for Africa, le MACF entrainera une perte annuelle de 25 milliards de dollars, soit environ 0,91 % du Produit intérieur brut de l’Afrique. A l’exception de l’Afrique du Sud qui a officiellement fait part de son mécontentement auprès de l’Union Européenne, rares sont les pays africains qui ont réagi. Selon une analyse de la Banque mondiale, l’Afrique du Sud, le Maroc ; la Tunisie ; l’Égypte ; le Sénégal ; le Ghana ; le Cameroun ; le Zimbabwe et le Mozambique sont les pays africains qui seront fortement pénalisés économiquement par la taxe carbone aux frontières de l’Union Européenne.
Mais au-delà des conséquences pour les pays, les impacts économiques sont énormes pour certains secteurs d’activités à l’échelle africaine. A cause du Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, à l’horizon 2030, les exportations africaines vers l’Union européenne pourront baisser de 19,9 % pour le ciment, 18,8 % pour le fer et l’acier, 8,9 % pour les engrais et 0,5 % pour l’aluminium, selon une analyse de Thierry Téné, associé et Directeur – Afrique RSE; lauréat du prix spécial ISAR 2022 de la Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement (Cnuced) dans la catégorie internationale; et Co-fondateur de Doing Good in Africa (DGIA).
La BAD plaide pour l’exemption de l’Afrique
Face à la taxe carbone de l’UE à la COP28, Akinwumi Adesina, le président de la Banque Africaine de Développement (BAD), a annoncé à Reuters que les pays africains devraient être exemptés du projet de l’Union européenne visant à imposer une taxe carbone sur certaines importations. Celui-ci a estimé que le coût de cette taxe pour le continent pourrait atteindre jusqu’à 25 milliards de dollars par an.
L’Afrique ne peut pas se permettre de perdre 25 milliards de dollars par an. Deuxièmement, l’utilisation par l’Afrique du gaz naturel pour compléter ses énergies renouvelables nous donnerait la stabilité dont tout le monde a besoin pour pouvoir s’industrialiser… Je pense donc que l’Afrique mérite une exclusion,
a-t-il expliqué. Surtout que pour la BAD, les pays africains dépendent des combustibles fossiles pour augmenter leur production d’énergie. Cette dernière est destinée à satisfaire les besoins des populations croissantes. Par ailleurs, ils souhaitent accroître leur production afin d’exporter des produits de plus grande valeur. Toutefois, il faut noter l’augmentation des investissements dans les énergies renouvelables.
Ce qu’est la taxe carbone
La « taxe carbone aux frontières » désigne le Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) qui a pour objectif de protéger la compétitivité sur le marché européen d’industries émettrices de gaz à effet de serre (métallurgie, cimenterie, industrie des engrais azotés, de l’hydrogène et de l’électricité), qui verront en parallèle une hausse de la tarification carbone. Cet instrument réglementaire européen est entré en phase de test le 1er octobre 2023. Son fonctionnement sera effectif à partir de 2026.
Qui est concerné par la taxe carbone ?
Une entreprise devra s’acquitter de la « taxe » carbone aux frontières si les trois conditions portant sur la nature de la marchandise, son origine géographique et le régime douanier de l’importation sont réunies. La marchandise importée doit faire partie de la liste des produits visés par le mécanisme. Une entreprise est concernée si elle importe une marchandise dont le code douanier est listé dans l’Annexe 1 du Règlement 2023/956. Ces codes sont également listés dans deux tableaux synthétiques du guide pratique pour les importateurs de la Direction générale de l’Energie et du Climat. Par exemple, si une entreprise importe de la fonte brute non alliée contenant moins de 0,5 % de phosphore et moins de 1 % de silicium (i.e. code douanier 7201 10 11), elle devra alors s’acquitter de la « taxe » carbone aux frontières.
Une entreprise est concernée si la marchandise importée provient d’un pays qui ne participe pas au marché européen du carbone (appelé Système européen d’échange de quotas d’émissions, SEQE). Les marchandises provenant d’Islande, de Norvège, de Suisse et du Liechtenstein sont exemptées du MACF car, bien qu’exclus du SEQE, ces pays disposent d’un système de tarification du carbone jugé équivalent (cf. Annexe 3 du Règlement 2023/956). Le MACF s’applique aux marchandises qui sont importées de pays tiers sous tout régime douanier donnant lieu à la mise en libre pratique sur le territoire de l’UE. La mise en libre pratique signifie que la marchandise importée sera consommée et/ou circulera librement sur le territoire douanier de l’Union. Le MACF s’appliquera également aux marchandises importées sous le régime du « perfectionnement actif », lorsqu’elles sont finalement mises en libre pratique sur le marché de l’UE. En revanche, le MACF ne s’appliquera pas si la marchandise, importée sous le régime du perfectionnement actif, est réexportée hors de l’UE.
Comment se calcule le contenu de carbone du produit importé ?
La méthode de calcul des émissions d’une marchandise, explique Thomas Laboureau du Laboratoire d’idées pour les PME-ETI, est définie à l’Annexe 4 du Règlement 2023/956. Le contenu carbone (appelée « émissions intrinsèques ») d’une marchandise est égal au ratio entre les émissions attribuées au produit et la quantité de marchandise produite à l’origine de ces émissions. Les émissions considérées dans le calcul sont celles résultant du processus de production lui-même (dites « directes ») et celles contenues dans l’électricité consommée lors du processus de production (appelées émissions « indirectes »). Pour les produits semi-finis ou finis (dits « complexes » dans le Règlement), le contenu carbone doit également inclure les émissions incorporées dans les matières consommées au cours du processus de production. Ces matières sont appelées les « précurseurs » dans le Règlement.
En outre, l’Annexe 2 (paragraphe 3) du Règlement d’exécution du 17 août 2023 de la Commission européenne donne, pour chaque produit visé par le MACF, les informations clés à considérer pour calculer son contenu carbone. Cette annexe spécifie par exemple les différents types de processus de production et les différents précurseurs à considérer dans le calcul. Le chapitre 5 du guide de la Commission européenne en fait la synthèse. Par exemple, s’agissant de l’acier brut, les modes de production à considérer pour le calcul des émissions sont l’aciérie à l’oxygène et le four électrique à arc. Dans le cas d’une production s’appuyant sur cette deuxième méthode, les précurseurs à considérer sont la fonte brute, certains ferro-alliages et l’acier brut d’autres installations (si utilisés dans le processus de production).
Les émissions liées aux combustibles, à la consommation d’électrodes et à des matières telles que le calcaire, la magnésite, etc., seront aussi à prendre en compte. L’entreprise européenne qui importe un produit soumis au MACF devra demander à son fournisseur hors UE de lui fournir les informations concernant le contenu carbone de son produit (cf. guide de la Commission européenne, paragraphe 4.3.5). Si l’entreprise réalise l’opération d’importation via un intermédiaire, ce dernier devra alors transférer la demande d’informations au fabricant. La Commission européenne a mis à la disposition des entreprises européennes, un fichier Excel qu’elles pourront envoyer directement à leur fournisseur hors UE.
Ce fichier est disponible sur la page internet de la Commission dédiée au MACF, dans la rubrique « Guidance ». À noter que les entreprises devront rapporter séparément les émissions directes et indirectes de leurs importations. La vérification des déclarations MACF par un vérificateur accrédité n’est pas obligatoire durant la phase de transition (du 1er octobre 2023 au 31 décembre 2025) mais le sera à partir du 1er janvier 2026. Les obligations concernant le rapportage des informations sur le contenu carbone des produits sont assouplies durant la période de transition. La Commission européenne prévoit des règles souples lors des premières déclarations trimestrielles (rubrique « Key elements », paragraphe 3).
À noter que la première déclaration doit s’effectuer au plus tard le 31 janvier 2024 au titre du quatrième trimestre 2023. Pour les trois premières déclarations, i.e. jusqu’au 31 juillet 2024, les entreprises pourront recourir à des valeurs par défaut, calculées par la Commission européenne. Ces valeurs seront disponibles sur le site de Commission en fin d’année 2023. Les conditions pour recourir aux valeurs par défaut se durciront ensuite progressivement. A partir du 1er janvier 2025, seule la méthodologie de calcul du contenu carbone établie par l’UE sera acceptée. En outre, le recours aux valeurs par défaut sera toléré uniquement pour les produits semi-finis ou finis et lorsque ces valeurs représentent moins de 20 % du contenu carbone calculé.
Quel prix pour l’importation d’une tonne de carbone ?
Selon l’article 21 du Règlement 2023/956, le prix d’un certificat MACF (valable pour une tonne de carbone importée) est définie par la moyenne des prix de clôture des permis à polluer (ou quotas) du SEQE la semaine qui précède l’opération d’achat du certificat. Si un pays tiers applique une tarification carbone à ses produits, le déclarant MACF peut demander, lors de sa déclaration, une réduction du nombre de certificats MACF à restituer. Cette mesure, prévue par l’article 9 du Règlement 2023/956, permet ainsi d’éviter que l’importateur paye deux fois une « taxe » sur le contenu carbone du produit. Selon I4CE, 68 mécanismes de tarification explicite du carbone (taxes ou quotas carbone échangeables) existaient mi-2022 à travers le monde. Ses travaux détaillent notamment les mécanismes par pays.
En cas d’intermédiaires, qui paye la taxe carbone aux frontières ?
Selon le guide pour l’importateur de la Commission européenne (paragraphe 4.3.1), l’entité qui aura la charge de s’acquitter du paiement des certificats MACF est celle qui a la charge de la déclaration MACF auprès des douanes. Autrement dit, la charge de la « taxe » revient à l’entité dont l’identifiant EORI (Economic Operator Registration and Identification) est utilisé pour réaliser la déclaration MACF. Si une entreprise a recours à un intermédiaire pour l’importation de produits soumis au MACF, mais que la charge de la déclaration en douane revient à l’entreprise, alors l’entreprise aura également la charge de s’acquitter de l’achat des certificats MACF, et non l’intermédiaire.
Quelles sanctions en cas de manquements ?
Les sanctions potentielles sont résumées dans le guide de la Direction générale de l’énergie et du climat ? En cas de fausse déclaration en douane ou d’écart entre le nombre de certificats restitués et le nombre de certificats effectivement dû, l’entreprise pourrait se voir retirer son statut de « déclarant MACF autorisé ». Ce statut étant indispensable pour importer un produit extra-européen visé par le MACF, son retrait se traduirait par un blocage de la marchandise lors du contrôle en douane. L’entreprise pourrait également se voir infliger une pénalité financière. Les fourchettes indicatives pour le montant de ces pénalités ne sont pas encore connues, mais seront précisées dans les actes d’exécution en vue de la période effective.
Pourquoi la taxe carbone de l’UE ?
Pierre angulaire du mandat de la Commission Von der Leyen, le pacte vert pour l’Europe tend vers un objectif ambitieux : atteindre la neutralité climatique d’ici à 2050, comme expliqué sur le site « toute l’europe ». Concrètement, les émissions de gaz à effet de serre de l’Union doivent être suffisamment faibles pour être absorbées par les puits de carbone naturels – tels que les océans et les forêts – et technologiques, qui permettent de les capturer artificiellement.
La mise en place d’un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières de l’UE est l’un des grands projets de ce Pacte vert. Pour réduire son bilan carbone, l’Union européenne agit aujourd’hui essentiellement sur son territoire. Mais tout ne repose pas sur les seules émissions de gaz à effet de serre du marché unique. Adepte du libre-échange, l’UE dépend en effet d’une économie largement mondialisée.
Elle a ainsi réalisé plus de 3 000 milliards d’euros d’importations en 2022, soit l’équivalent du PIB de l’Espagne et de l’Italie réunies. Des échanges intenses, qui représentent 20 % des émissions de gaz à effet de serre européennes. Et dont le bilan carbone augmente chaque année, soulignait un rapport d’initiative de l’ex-eurodéputé écologiste, Yannick Jadot, voté en 2021. Face à une réglementation environnementale de plus en plus ambitieuse, les multinationales implantées sur le Vieux Continent peuvent être tentées de délocaliser leurs activités pour polluer « librement » ailleurs. C’est précisément ce que souhaite éviter l’Union.
On veut à la fois décarboner l’industrie européenne, tout en protégeant notre tissu industriel,
poursuit l’élu vert. Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières vise ainsi à réduire ce bilan lié aux entreprises qui exportent vers l’Union, en limitant les fuites d’émissions carbone. Autrement dit, à éviter que d’une main, l’Europe contraigne son tissu industriel à des normes exigeantes sur son territoire, et que de l’autre, elle importe des biens dont la production accélère le réchauffement climatique. L’idée d’un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières n’est pas nouvelle. Elle avait été soumise par l’UE en 1991, un an avant le sommet de la Terre de Rio. Si cette perspective avait été rapidement écartée par nombre d’Etats membres à l’époque, elle est revenue à l’agenda de la Commission européenne fin 2019.