Quel est l’état de mise en œuvre de la rationalisation des Communautés économiques régionales en Afrique centrale (CERs) ?
En Afrique centrale, on part d’un diagnostic qui fait ressortir une prolifération des institutions dans la sous-région, qui ont les mêmes missions et objectifs. Une tâche qui peut se faire par une seule entité, est confiée à une multitude d’entreprises. On ne peut pas opérer avec une région qui a des institutions qui se chevauchent, des institutions qui ont les mêmes missions. C’est un problème global. La région n’est pas efficiente, elle n’est pas compétitive. La raison est simple. Pour commencer par le secteur public, il est dominé par une multitude d’institutions qui ont toutes le même mandat. Il faut donc faire un travail de rationalisation pour réduire le nombre d’institutions qui mènent les mêmes actions pour un même objectif.
Cependant, ce travail de rationalisation est très lent et cette réunion va aboutir à une rationalisation. Dans le domaine précis de l’intégration, il s’agit de voir dans quelle mesure remplacer trois organisations ou institutions en une seule nouvelle institution. Il s’agit de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (CEMAC), de la Communauté économique des États de l’Afrique centrale (CEEAC) et de la Communauté économique des pays des Grands Lacs (CEPGL). Ce sont des institutions qui existent mais, qui ont le même mandat, les mêmes objectifs, les mêmes missions.
Et, elles reposent sur 47 organes et organisations spécialisées. Est-ce que nous avons vraiment besoin de 47 organisations ? Il y a une inflation institutionnelle. Les consultations visent à ramener cette proportion, à réduire le nombre d’agences, réduire le nombre d’institutions spécialisées, réduire le nombre d’institutions dont les missions ou les objectifs sont les mêmes. On ne peut pas être compétitif dans un tel contexte institutionnel. Avant toutes choses, les décideurs sont les conducteurs du véhicule qui doit nous porter d’un point A pour un point B.
Dans le cadre de l’Afrique centrale, il y a trois chauffeurs qui conduisent le véhicule de l’intégration. Ces chauffeurs ne vont pas dans la même direction. On ne peut pas avancer dans ce contexte. C’est cela la problématique globale. Ces réunions ont justement pour objectif de rationaliser, à trouver des voies et moyens pour qu’un seul chauffeur conduise le véhicule de l’intégration en Afrique centrale.
Pourquoi unifier la CEMAC, de la CEEAC et la CEPGL ?
Pour aller du point A au point B, il faut aller ensemble, avec une seule vision. Cela nous permettra d’avoir une économie prospère et compétitive. Malheureusement en Afrique centrale, nous ne sommes pas encore arrivés à un consensus. Dans cette situation, une région comme la nôtre ne peut pas être compétitive dans un contexte de mondialisation. La problématique globale de l’Afrique centrale est celle de la rationalisation des institutions. Il y a des institutions qui dirigent, il y en a qui pilotent et il y en a qui organisent et coordonnent.
Mais, le travail de diriger, de piloter et de coordonner se fait dans un contexte où nous n’avons pas une seule institution. Ce qui est proposé ici est de faire en sorte qu’il y ait un nouveau chauffeur qui va piloter le véhicule de l’intégration. Nous voulons faire de l’Afrique centrale un espace unifié, un espace sans frontière, un environnement attractif et incitatif pour la production et l’entreprenariat, ce qui n’est pas encore le cas.
L’Afrique centrale semble demeurer dans un statuquo. Qu’est ce qui explique fondamentalement cette situation ?
Nous avons plusieurs défis à relever. Les économies africaines ne sont pas compétitives. Elles n’ont pas su s’insérer dans cette course à la compétitivité. On encourage chaque pays de l’Afrique centrale à avoir un plan d’industrialisation. Nous recommandons de développer des chaines de valeur qui est un processus industriel qui consiste à prendre une matière première, suivre un processus rigoureux de fabrication et la transformer pour mettre sur le marché des produits semi-finis ou finis. Quels sont ces produits à haute valeur ajoutée ? C’est ce processus qui manque à la chaine. L’Afrique participe dans plusieurs chaines de valeur mondiales mais ne parvient pas à capter les richesses créées émanant de la transformation et se retrouve au niveau des maillons à faible valeur ajoutée.
Nous recommandons fortement que les économies puissent aller jusqu’au bout de la chaine. A titre d’exemple, si vous faites du cacao, il faut pouvoir partir de la fève pour aller jusqu’au chocolat, si vous êtes producteur de café il faudrait passer de la cerise de café à la transformation jusqu’au packaging. La transformation doit se faire suivant une méthode bien précise. Il faut qu’il y ait un lieu bien précis qu’on appelle Zones économiques spéciales (ZES). C’est une zone où vous allez créer les meilleures conditions de transformation. Dans une ZES on ne parle plus de problème d’énergie, ni de barrières douanières etc.
C’est un endroit où toutes les conditions sont réunies sur des hectares pour pouvoir faciliter la transformation des matières premières surplace. C’est une vision de la Commission Economique des Nations Unies pour l’Afrique qui a pour objectif de faire de l’Afrique centrale une base manufacturière et pour la transformation surplace des matières premières et stratégiques, et surtout des minerais critiques. Ces minerais c’est par exemple le cobalt, le cuivre, le manganèse, le fer … Ils constituent aujourd’hui le socle d’un développement industriel.
Dans ce contexte, quel sont les vrais enjeux de la rationalisation projetée de la nouvelle CER-AC ?
Nous avons un défi d’arriver à cette rationalisation parce que nous avons une prolifération d’organisation qui font les mêmes choses. Au lieu d’avoir une seule entreprise africaine pour faire l’activité de transformation d’un produit pour s’ériger en géant mondial par exemple, nous avons une multitude d’entreprises africaines qui se concurrencent les unes les autres pour faire la même chose. Le résultat est que nous n’avons pas d’entreprises championnes ; nous avons seulement des entreprises de très petites tailles, des entreprises affaiblies qui ne sont pas compétitives.
Donc il y’a une réforme profonde à faire pour changer les mentalités, pour que les pays se mettent d’abord ensemble pour avoir des politiques communes (des politiques agricoles, industrielles, commerciales). D’où la nécessité d’éviter des initiatives multiples qui à la fin résultent à des coûts élevés, à des hémorragies financières pour les économies. Donc le défi c’est de véritablement se mettre ensemble et faire en sorte qu’on ait un espace unifié africain sans frontières, intégré pour pouvoir produire, transformer, exporter de façon compétitive et générer de nouvelles richesses.
Quelle est la voie la plus efficiente pour développer l’Afrique aujourd’hui ?
Nous avons le défi de la productivité en général. Cela veut dire qu’il faut qu’on parvienne à fabriquer un maximum d’extrants à partir d’un minimum d’intrants. Or lorsque les autres produisent 10 tonnes à l’hectare, nous produisons moins de 1 tonne sur la même superficie. Il y’a un très gros écart. Or nous devons pouvoir mener une compétitivité industrielle. L’enjeu ici c’est se mettre ensemble pour s’industrialiser. Lorsque vous avez des produits industriels manufacturés, en ce moment vous pouvez vous défendre et compétir sur le marché mondial. Ce qui n’est pas le cas actuellement en Afrique. Lorsque l’on prend les 100 premières entreprises mondiales, comment voulez-vous qu’on y retrouve une africaine ? Cela dit, il y’a urgence d’agir. C’est pourquoi cette réunion a lieu pour pouvoir recadrer, recentrer, remobiliser nos énergies, mutualiser nos moyens pour qu’on ait un continent efficace et efficient ; que ce soit au niveau de la production, de la transformation, de la consommation, de l’import-export.
Il faudrait bâtir une stratégie, élaborer un plan d’industrialisation, avoir une approche claire pour mettre en place ce que l’on appelle les piliers. A la CEA nous avons pensé 5 piliers. Le premier concerne l’investissement dans le capital humain et les compétences essentielles, il faut avoir un système éducatif robuste ; un système qui permet, au-delà de la formation, de pouvoir mettre à disposition un personnel qualifié pour développer la recherche, l’innovation et la technologie. Il ne s’agit pas d’élaborer un plan pareil et d’aller faire recours à des étrangers pour leur mise en œuvre, mais de doter les jeunes africains de compétences essentielles pour qu’ils puissent maitriser aujourd’hui les métiers qu’on appelle les métiers d’industrialisation 4.0.
Le deuxième, c’est le pilier de la connectivité et mobilité. Ce dernier concerne le développement des infrastructures. En fait, lorsque l’on veut s’industrialiser, cela stipule qu’il y’a la possibilité de faire sortir des produits pour aller sur des marchés. Donc si vous développez des pools de transformation et que vous n’avez pas d’infrastructures (routes, ports, aéroports etc.), il serait difficile d’être compétitif. Le troisième pilier est celui de la création de la valeur ; à ce niveau, nous disons qu’il faut changer de paradigme au sujet des matières premières. Il ne s’agit plus de prendre les matières premières que nous avons et les exporter sans transformation, ce, à vil prix, car nous ne maitrisons pas les mécanismes de formation des prix.
Il faudrait qu’on essaye de transformer localement nos matières premières et nos minerais critiques. C’est ce que j’appelle le passage des économies de plantation, le passage des économies d’extraction à des économies de transformation surplace. En plus, nous devons créer une économie de marque. Car il arrive que vous produisez mais l’on ne parvient pas à identifier vos produits. En Afrique, on a pas réussi à comprendre qu’il faut qu’on investisse dans cette économie qui est l’économie du Branding, où l’on crée des marques et par conséquent des richesses.
Quels sont les contraintes que vous rencontrez au niveau de la CEA dans la mise en œuvre des politiques d’intégration ?
En Afrique centrale actuellement nous avons 47 institutions sous différentes formes qui sont autour de la question de l’intégration. C’est énorme ; et l’entretien de ces institutions coûte des milliards. Donc si on rationalise, si on essaye de les réorganiser, de les restructurer, de les remettre en forme pour parvenir à un cadre institutionnel plus léger vous verrez que la région sera attractive pour les investisseurs.
On ne peut surmonter ces contraintes que lorsque les pays se mettront ensemble. Lorsque les pays vont mettre de côté les avantages nationaux pour pouvoir mettre en avant les avantages collectifs. Nous avons travaillé pour qu’il y ait une seule vision. Vous ne pouvez pas vous développer dans un monde où vous opérez avec 54 visions. L’Amérique, les Chinois, l’Europe par exemple travaillent avec une seule vision industrielle.
Or quand on arrive en Afrique, il y’a une cinquantaine de visions. On ne sait pas si on doit suivre la vison de gauche où celle de droite etc. On se retrouve donc avec de visions neutralisées par nous-mêmes. C’est comme des fils entremêlés qu’il faut démêler pour qu’on ait un environnement favorable aux hommes d’affaires et aux entrepreneurs. Vous ne pouvez pas travailler lorsque l’environnement n’est pas clair, lorsqu’il n’est pas suffisamment assaini. Quand un entrepreneur investit, il veut des retours sur investissement. Il ne peut pas venir dans un environnement où les règles d’engagement et les approches ne sont pas suffisamment transparentes.
Vous pensez que l’Afrique doit avoir une identité industrielle et commerciale. Peut-on considérer la création d’une institution commune en Afrique centrale comme un calque des modèles mis sur pied ailleurs (Europe, Amérique …) ?
Il ne faut pas regarder la chose en terme de concurrence conceptuelle. Nous n’avons pas besoin d’aller réinventer des concepts. Nous devons être simplement pragmatique. S’il y’a un concept pertinent qui a permis aux autres de créer la richesse il nous revient de voir dans quelle mesure adapter ce concept à notre contexte, tant qu’il nous est favorable et permet de créer de la richesse. Pour nous il s’agit de chercher les bons exemples qu’on peut copier ailleurs. En Europe par exemple, ils sont en avance dans la course à la l’industrialisation, nous à notre niveau on peut trouver ce qu’il y a de bon à s’approprier.
Même si nous sommes les derniers dans la course, nous devons plutôt réinventer, innover et se repositionner dans une course. Cela passe par l’investissement sur le capital humain évoqué plus haut. On peut prendre une génération, investir sur cette génération ; une génération de créateurs qui pourraient venir avec de nouvelles techniques de fabrication de la roue, de l’automobile etc. Parce qu’ils auront été bien formés, bien équipés, au bout de 20 ans, ils pourraient créer de nouvelles technologies innovantes, car il n’y a pas de limites à la création.
Propos recueillis par Leonel Douniya et Gaïtano Tsague