Monsieur le Directeur du bureau sous-régional pour l’Afrique centrale de la CEA, pourquoi est-il indispensable aujourd’hui pour les pays africains d’adopter des politiques d’import-substitution ?
En Afrique centrale, on nous a dit de nous concentrer sur la transformation locale des produits pour pouvoir leur donner de la valeur ajoutée. Lorsqu’on regarde la structure de nos économies, on se rend compte que nous sommes tous exportateurs de matières premières sans beaucoup de valeur ajoutée. Beaucoup de ces pays (peut-être 80-70%) sont des pays pétroliers qui exportent le pétrole et les produits dérivés. On va se rendre compte que dans certains pays, c’est 90% des exportations. Pour d’autres pays, c’est les matières premières transformées ; notamment le cacao à gauche, les produits miniers à droite comme en RDC par exemple.
La problématique d’exportation des matières premières est claire dans la théorie économique ; ceux qui exportent ces matières premières sans valeur ajoutée sont souvent à la merci des fluctuations des coûts au niveau international. Lorsque les coûts de pétrole tombent, comme ça a été le cas dans les années passées, beaucoup de nos pays dépendant essentiellement de ces produits n’ont pas pu être en mesure de payer les salaires de leurs fonctionnaires et de fonctionner normalement, c’était un premier effet. Le deuxième effet, c’est que l’exportation de matières premières, bien qu’elle ait suscité des croissances assez impressionnantes pendant les décennies, ces croissances ont eu un problème de qualité, elles n’ont pas permis de créer massivement des emplois.
Les pyramides d’âges sont claires, nos populations sont essentiellement jeunes, et tant qu’une croissance n’est pas pro-emploi pour nous, elle ne nous permet pas de résoudre les problèmes sociaux que nous avons. Troisième élément, ces croissances ont créé des économies extraverties, on exporte les matières premières qui sont transformées dans les pays développés, et ils nous reviennent comme produits manufacturés. A titre d’exemple concret, nous exportons les grumes de bois qui vont en Europe, on les transforme en meuble, en pâte à papier, et les papiers nous reviennent. Lorsqu’on compare les prix des matières premières aux prix des produits manufacturés, on se rend compte tout suite que les économies sont exposées à la détérioration des termes d’échange.
C’est-à-dire que nous recevons moins, alors que nous payons plus pour les produits manufacturés. Et lorsqu’il en vient aux biens alimentaires, on se rend compte que souvent nous produisons ce que nous ne consommons pas, et consommons ce que nous ne produisons pas. Et lorsque les crises commencent à être récurrentes, comme ces dernières années, on se rend compte tout de suite des conséquences de cet état des choses. Dépendre de l’extérieur pour les biens essentiels, les produits pharmaceutiques, etc., devient dangereux lorsque les circuits d’approvisionnement globaux sont souvent perturbés. Ils l’ont été par le Covid 19 qui a conduit à la fermeture des frontières, la réduction des marchandises. Le Cameroun importe à 95% les produits pharmaceutiques qu’il utilise, et lorsque les circuits d’approvisionnement sont perturbés, nous sommes dans des situations difficiles.
Quels avantages les pays africains peuvent tirer en transformant localement leurs matières premières ?
Lors du consensus de Douala, la CEA a estimé qu’il faut s’arrimer à la transformation des produits au niveau local. Ceci vient avec trois avantages majeurs. Le premier avantage, c’est la création d’emplois au niveau local. Il est établi que l’économie extractive dans laquelle nous sommes, crée de moins d’emplois, alors que si nous transformons les produits sur place, nous allons créer plus d’emplois. Nos économies sont prédominées par le secteur informel, qui crée des emplois, mais des emplois pas décents, car ils ne sont pas accompagnés des mesures d’accompagnement social, ils ne sont pas durables et sont souvent des pièges à porter. C’est l’industrialisation qui permettra que nous ayons des emplois décents.
Le deuxième avantage de l’industrialisation, c’est le développement du tissu industriel local. Lorsqu’on commence à transformer les produits localement, les réseaux des PME se trouvent alors engagés dans des grands projets de transformation, où ils peuvent devenir des grands acteurs. 97% d’entreprises au Cameroun sont des PME et des TPE. Nous avons peu de très grandes entreprises. Mais lorsqu’on parle politique industrielle, souvent on ne parle que de cette minorité d’entreprises. Les PME sont laissées pour compte, et chez nous, on dit qu’on ne devrait laisser personne, tout le monde doit être impliqué.
Si la croissance que nous allons promouvoir doit avoir des implications sur le développement social, elle doit toucher les PME. Si elle ne touche pas les PME, nous ne touchons pas les jeunes, le niveau d’emploi, le niveau de l’éducation. Nous appelons cela, l’industrialisation inclusive ; une industrialisation qui est portée par un partenariat, qui est portée par les grandes entreprises et la myriade des PME que nous avons dans notre pays. Nous voulons aussi au-delà de l’inclusivité, que cette industrialisation soit durable. La durabilité nous amène à poser des questions liées à l’économie de l’environnement.
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Dans la plupart de nos pays, leur croissance est portée par l’exploitation des ressources naturelles, et les ressources naturelles ont une empreinte environnementale importante. Il nous faut donc choisir un modèle de développement qui nous permette de penser aux générations futures ; de savoir que le capital que nous utilisons aujourd’hui, nous sommes appelés à le laisser pour les générations futures. Il nous faut donc embrasser les questions de gestion des déchets et de la sécularité, pour que le cycle de vie des produits soit long, et que nous évitions de jeter beaucoup de rébus, de débris de production, et voir comment nous allons créer des industries connexes qui allongent le niveau de vie de nos produits, et réduit le nombre de déchets de nos industries. C’est l’économie circulaire. Il nous faut réduire l’empreinte carbone de nos industries.
On parle aujourd’hui du changement climatique et ses effets nourris par la production de gaz à effet de serre. Il nous faut donc choisir des modèles pour réduire les gaz à effet de serre. Le modèle de la politique de l’énergie que nous avons est un modèle énergivore, donc, il faut trouver des modèles qui sont efficients en matière d’utilisation de l’énergie. Au-delà de cela, développer le mix énergétique qui nous permet de mobiliser les énergies renouvelables qui sont encore très faibles dans des pays comme le Cameroun, alors que le potentiel est énorme.
Pour nous à la CEA, il s’agit d’encourager les pays à aller dans ce sens-là ; c’est-à-dire, une industrialisation inclusive, mais aussi durable qui protège le capital naturel pour les générations futures. Et un aspect des plus importants, c’est une industrialisation qui crée des emplois. Nous voulons appeler les grandes industries à être des nœuds de développement des compétences. Non seulement attendre qu’on leur amène des compétences raffinées, mais qui puissent jouer un rôle dans la formation à travers des liens avec des institutions de formation professionnelle, et aussi à travers des liens avec nos écoles de formation pour améliorer l’employabilité direct de nos ressources humaines. C’est l’agenda d’industrialisation sur lequel nous travaillons.
Concrètement, que fait la CEA pour aider les pays africains dans ce sens ?
Nous aidons nos États à développer des politiques et des stratégies d’industrialisation. Le Cameroun a développé le PDI (Plan directeur d’industrialisation), et nous aidons le Cameroun à définir une stratégie de mise en œuvre rapide du PDI. La RDC a également défini le PDI, et nous l’accompagnons à mettre en œuvre son PDI. Le Tchad n’avait pas de PDI, et nous l’avons accompagné à développer son PDIDE (Plan directeur d’industrialisation et de diversification économique).
Nous avons aidé le Tchad de façon concrète à identifier les chaines de valeurs qui doivent porter sur l’industrialisation ; à comment résoudre la problématique des formations professionnelles pour permettre aux Tchadiens de travailler, et aussi résoudre cette énigme des financements. Au vu des difficultés d’accès au financement, nous avons réfléchi et mis en place des partenariats qui permettent de mobiliser des financements pour les secteurs industriels du Tchad. Nous sommes en train d’accompagner le Congo-Brazzaville à développer son PDIDE, et au-delà de cela, nous avons finalisé une stratégie sous-régionale de développement industriel, le PDIDE pour la CEEAC et la CEMAC pour faire en sorte que la vision soit commune au niveau national et au niveau sous-régional.
Au-delà de cela, nous avons pensé les zones économiques de développement spécial. C’est une stratégie, un véhicule que nous proposons aux États pour mettre en œuvre leur stratégie d’industrialisation. Il s’agit de délimiter géographiquement une zone où l’État s’engage à mettre en place les infrastructures de base de standard international. La route, l’énergie, etc. C’est donc un périmètre, une sorte d’enclave géographique où le climat des affaires est amélioré, où les exonérations fiscales sont accordées à certaines entreprises pour leur permettre de s’installer chez nous et de se développer. C’est seulement en s’installant chez nous qu’ils pourront transférer les technologies, créer les emplois pour nos jeunes ici chez nous.
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Les Zones économiques spéciales ne sont pas un concept nouveau pour ceux qui connaissent les théories économiques. On nous dit souvent à la CEEAC qu’il y a eu des ZES auparavant, qu’est-ce que vous apportez de nouveau. Nous parlons de plus en plus des ZES, de nouvelle génération. Cinq éléments pourraient permettre de définir les ZES de nouvelle génération. Premier élément, les anciennes ZES étaient nationales, or nous sommes en train d’encourager les pays à aller dans une logique transnationale. Exemple les ZES sur les batteries électriques que nous sommes en train d’accompagner entre la RDC et la Zambie, afin que les deux pays se mettent ensemble pour travailler. Cela résout un certain nombre de problèmes ; ça attire mieux les investisseurs.
Le deuxième élément, c’est la participation des populations locales. Les ZES anciennes ont été un terrain de jeu des investisseurs directs étrangers qui produisent pour l’exportation. Maintenant, on veut se tourner sur le marché local, qui pour nous, est le marché de la Zone de Libre-échange continentale africaine. Il nous faut produire des meubles à partir de nos bois pour les vendre en Égypte, au Gabon, au Cameroun, et ainsi de suite. Donc, nous ne sommes pas orientés vers l’exportation vers les pays développés. Le troisième élément, c’est le contenu local. Il s’agit de s’assurer que les investisseurs étrangers qui viennent s’installer chez nous s’approvisionnent et vendent chez nous.
C’est de cette façon qu’on ira au-delà de la création de la valeur pour parler de la rétention de la valeur. Retenir la valeur, c’est à travers nos agents économiques locaux ; les salaires qui restent chez nous, les profits qui restent chez nous avec nos PME qui approvisionnent, etc. La plupart des pays sont en train de développer et mettre en place des politiques de contenu local pour forcer ceux qui viennent chez nous à avoir des partenariats locaux, à vendre et à acheter auprès de nos entreprises. Le contenu local, c’est aussi dire que c’est à travers l’approvisionnement de la grande entreprise que la petite entreprise apprend. Les ZES, nouvelle génération, deviennent donc des outils pour développer les compétences, et aussi pour infuser la norme et qualité dans le tissu industriel. Il s’agit d’amener ces ZES à être des noyaux du développement du tissu économique au niveau local pour promouvoir notre entreprenariat. La quatrième caractéristique des ZES, nouvelle génération, c’est que nous les voulons durables.
Nous voulons qu’elles aient un engagement conséquent en matière de protection de l’environnement. Nous disons le verdissement des ZES. Et la dernière caractéristique des ZES nouvelle génération, c’est la capacité à mobiliser des ressources financières domestiques. Généralement, nous sommes allés rechercher les ressources financières à l’extérieur du continent, et ils viennent avec leurs banques et leurs compagnies d’assurance. Nous leur disons maintenant que nos banques ont tout cela. Nous voulons que ces ZES soient aussi des ateliers de formation qui ne se limitent pas à produire et à vendre, mais qui ouvrent leurs espaces à beaucoup de nos jeunes, pour qu’ils viennent apprendre le métier.
Et quelles sont les opportunités de cette politique industrielle ?
Il y a des opportunités pour cette politique industrielle. La première opportunité, c’est la Zlecaf. Elle permet à l’Afrique d’être mieux connectée, c’est-à-dire que les barrières tarifaires sont en train de tomber. Le Cameroun a été parmi les pionniers à ratifier la Zlecaf dans la sous-région et la sous-région en est aussi pionnière dans le continent. Je crois qu’on commence à comprendre que nous sommes la sous-région africaine qui commerce le moins en son intérieur par rapport à d’autres. Les autres sont à 15%, c’est encore faible par rapport aux autres (UE, Mercosur) où on est au-delà de 60% du commerce interne. C’est-à-dire qu’ils produisent pour vendre chez eux d’abord. Et nous, nous vendons loin et nous achetons loin. Les États ici se sont engagés pour démanteler les barrières tarifaires et non tarifaires progressivement, pour que nous puissions commercer davantage entre nous. Nous avons des capacités qui peuvent juste être appliquées par la volonté politique et l’accompagnement des institutions comme les nôtres pour pouvoir aller vendre sur ce marché-là.
Lorsque nous parlons de la Zlecaf, nous montrons le coté très rose, nous oublions de dire aux gens qu’il y a un devoir à domicile à faire. On ne pourra tirer profit de la Zlecaf et de manière durable que lorsqu’on sera compétitif. Cela signifie que pour les produits similaires, que nous puissions avoir les rapports prix qualité plus intéressants que d’autres. Il nous faut donc investir sur la qualité. Et la qualité, ce n’est pas seulement le prix de revient, c’est aussi les capacités de la main d’œuvre ; capacité à innover ; à améliorer la productivité ; à produire des grandes quantités ; à maintenir les standards de qualité ; la compétitivité qualité qui est définie par un certain nombre d’instruments qu’on appelle normes de standard qui permettent de dire ce qu’on appelle sucre à Bangui, c’est ce qu’on appelle sucre au Cameroun. Il va falloir que nous ayons des instances qui certifient la qualité et les instances crédibles. Lorsqu’on regarde les PME qui nous entourent, on retrouve la problématique de la compétitivité qualité qui est celle du packaging, l’emballage et la présentation de nos produits.
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L’emballage a deux rôles essentiels. Il assure d’abord la traçabilité du produit à travers les informations qu’il fournit sur le produit. Il est aussi un élément marketing car, il permet à un produit de pénétrer un marché, de se positionner dans un segment de marché. L’emballage demeure très onéreux pour nos PME. Un jus qui coûte 1000 Francs, lorsque vous regardez la structure du prix, vous verrez que l’emballage a couté 600 Francs. Il nous faut donc travailler sur nos capacités de production de l’emballage. L’industrie de l’emballage est appelée une industrie industrialisante, car elle permet d’industrialiser. Donc, nous devons travailler sur l’emballage. Le deuxième élément, c’est la durabilité de nos emballages. Lorsque vous marchez dans nos villes, vous allez voir des déchets plastiques partout et qui commencent à être un problème économique, social et environnemental. Il nous faut donc réfléchir sur comment est-ce que nous aurons des emballages moins chers et des emballages durables.
J’ai parlé de la qualité des produits, je voudrais lier cela a quelques facteurs qui caractérisent nos économies. C’est l’urbanisation qui demande des produits alimentaires transformés. Il faut réfléchir sur comment nous allons répondre à cette demande croissante de nos villes ; les statistiques de Nations Unies établissent que d’ici quelques dizaines d’années, nous allons avoir la moitié des populations africaines qui seront urbaines, et il nous faut être en mesure de répondre aux besoins de cette population, surtout pour les biens alimentaires. L’autre élément, c’est le statut de la femme ; la femme faisant partie intégrante du tissu économique qui est le nôtre, elle travaille aujourd’hui, elle se forme au même pied d’égalité que l’homme, elle demande donc des produits de valeur ajoutée, parce qu’elle n’a plus beaucoup de temps pour la cuisine par exemple. Il nous faut transformer nos produits, si nous voulons que nos femmes restent les ambassadrices de ces produits, sinon, elles vont se tourner vers les produits de l’extérieur prêts à être utilisés. Nous avons également des exigences en matière sanitaire.
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Nous ne saurons terminer sans parler de l’inflation qui frappe nos pays aujourd’hui. L’augmentation des prix des denrées alimentaires au Cameroun, l’année passée par exemple, a tourné autour de 11%, selon un rapport que nous venons de publier. Les prévisions de l’Institut national de la statistique, établissent que l’inflation de façon générale au Cameroun sera supérieure à 7% en 2024. C’est-à-dire que nous sommes toujours sur la spirale des augmentations des prix. Le président de la République du Cameroun l’a dit, tout le monde est conscient, ça grève les ménages les plus pauvres, lesquels sont caractérisés économiquement par un phénomène, la grande partie de leurs revenus est réservée à l’alimentation, lorsque les prix des produits alimentaires augmentent, comme si vous créez une taxe cachée et qui frappe tout le monde. Ces inflations sont dues à des transmissions des prix au niveau international.
Propos recueillis par Blaise Nnang et Leonel Douniya (Stagiaire)